Archive for the ‘Salto #3 Français’ Category

Tout est possible, un jour de carnaval

Monday, August 11th, 2014

La dernière décennie, nous avons été confrontés avec ces événements remarquables, du moins pour nos yeux occidentaux gonflés de sommeil : les forces de l’ordre qui se retirent temporairement de quartiers dont ils ont perdu le contrôle. Des explosions de rage auxquelles le pouvoir ne sait pas répondre, où il n’y a pas de dialogue possible parce qu’il n’y a pas de langage commun. Pas de formulation de revendications à négocier (même pas radicales) ; un manque pressant d’intermédiaires qui sauraient se faire quelque peu respecter par les émeutiers et qui évolueraient en même temps dans les coulisses de la politique ; aucun point de référence auquel la récupération pourrait s’agripper (comme il y en a lors des affrontements de rue suivant des mobilisations lors de mouvements sociaux). Ces déflagrations se distinguent par leur imprévisibilité (sans que cela veuille dire qu’elles seraient pour autant entièrement spontanées ou qu’elles tomberaient de la lune) et leurs impulsions destructrices.

Il y a beaucoup de choses à dire de chacun de ces événements spécifiques. Ils ont tous leur propre histoire avec sans doute des épisodes de crapuleries. Et il est peut-être impossible de donner une définition claire des intentions générales des émeutes et de leurs participants, mais il est probablement plus facile de dire ce qu’elles ne sont pas. Ce que nous avons vu, ce n’étaient pas des émeutes raciales, pas de conflits entre ethnies ou groupes religieux. Il n’y avait pas de signes d’une guerre civile entre différents groupes qui rivaliseraient pour le contrôle d’un territoire. Si cela avait été le cas, on aurait certainement vu d’autres scènes au moment du retrait des forces de l’ordre. Personne n’a fait usage de ces moments pour imposer un nouveau pouvoir avec son propre ordre ; nulle part on n’a vu d’affrontements importants entre émeutiers pour le contrôle du territoire. Bien au contraire, on saisissait l’occasion pour attaquer davantage, pour piller plus*, pour détruire encore plus. Ce que nous avons vu cramer, à part le mobilier urbain, c’était des écoles et des magasins, des bâtiments étatiques et capitalistes. Les portes d’entrée de la démocratie, de la vie de la consommation et de la production. Bref, des mécanismes d’intégration dans cette société.

Ces événements devraient donc au moins susciter la curiosité des anarchistes, d’autant plus qu’ils apparaissent dans notre champ visuel et sur notre terrain d’action. Le sceptique notera qu’une attaque contre la machine à intégrer relève peut-être plutôt d’un cri pour une meilleure intégration, d’une frustration à propos d’une intégration échouée. Une telle analyse (psychologisante) oublie qu’il n’y a pas eu de traduction politique à la suite de ces moments. La démocratie peut aujourd’hui bien investir davantage dans la répression, ses canaux d’intégration via toutes sortes d’associations, d’initiatives citoyennes, ONG etc. restent ouverts. Le fait qu’il n’y ait pas eu de tentatives de formuler cette rage politiquement (mis à part les quelques essais marginaux de l’extérieur, c’est-à-dire par des personnages qui n’ont pas participé aux explosions) peut être interprété comme un signe positif pour les idées anti-politiques que les anarchistes défendent. Cela ne veut évidemment pas dire que les anarchistes (ou qui que ce soit) puissent attribuer leur propre contenu aux émeutes ou aux émeutiers, mais cela rend possible un dialogue qui pourrait se révéler particulièrement fructueux pour les idées et les propositions de lutte antiautoritaires. Car sur un tel terrain, il n’y a pas à liquider d’abord les fantômes démocratiques de délégation, de programmes, de représentation etc. Un dialogue qui trouve toute sa force effective dans l’intensité de ces moments destructeurs.

La question qui en découle, c’est celle de se demander quelle pourrait être notre apport lors de ces moments négatifs, lors de ces moments de critique pratique. Notre contribution pourrait consister à les approfondir. Dans certaines conditions spécifiques il peut être intéressant d’être tout simplement présent, aux côtés d’autres émeutiers. Par exemple quand il y a déjà une présence anarchiste autour de propositions de lutte dans un certain quartier, et donc dans le sens d’intensifier et d’approfondir cette présence. Attendre une situation d’émeutes avant de commencer une activité anarchiste dans un certain quartier semble avoir peu de chances de réussir. D’un côté par son imprévisibilité (sinon, on pourrait attendre encore longtemps), de l’autre par l’hostilité envers des individus inconnus dans des moments de grande intensité (un réflexe compréhensible qui protège souvent les émeutiers d’infiltration policière, mais qui, mélangé au stress ou même à la parano, peut provoquer des situations confuses et isolantes).

Une présence qualitative, plutôt que quantitative, aura un visage différent. Elle n’a par exemple pas nécessairement besoin d’une présence dans le même espace physique. Si nous recherchons l’approfondissement, il faut se demander où se trouvent les limites et comment les dépasser. L’isolement de la conflictualité dans certains quartiers « chauds », par exemple. Ou la courte durée des explosions de rage, ce qui rend possible aux forces de l’ordre de se réorganiser et de repartir à l’assaut du moment que le feu commence à s’étouffer. Ou encore les attaques qui se limitent souvent à des cibles « évidentes ». Pour chacune de ces trois limites, des contributions anarchistes sont imaginables, il est même tout à fait possible de toucher aux limites. Mais ce sont des choses qu’il nous faut déjà maintenant imaginer, auxquelles il faut déjà se préparer. Et certainement, si nous ne sommes pas disposés à attendre, certaines interventions peuvent déjà être pratiquées dans les luttes auxquelles nous sommes mêlés, en partie comme expérimentation pratique, mais également comme expérimentation sur le plan du contenu, une potentielle extension qualitative aujourd’hui déjà.

Les grandes explosions des dix dernières années sont sans doute ainsi – grandes – parce qu’elles ont connu une diffusion impressionnante sur l’entièreté du territoire d’un État, voire même au-delà. Mais la plupart des explosions sont quand même restées isolées. Même les plus diffusées restaient souvent limitées aux suspects habituels des quartiers « chauds ». Cela a probablement ses raisons compréhensibles, voire logiques, mais pour des anarchistes qui veulent une subversion totale, c’est problématique. De nombreuses personnes habitant dans ces mêmes villes où le feu faisait rage, ont pu continuer leur routine quotidienne et n’ont vu la révolte que sur les écrans du journal télévisé. Une piste pourrait être alors de saboter cette routine qui fait que rien ne semble se passer, ou de porter les affrontements à des endroits inattendus. Cela rendra d’ailleurs plus difficile à la répression de faire passer l’explosion comme un problème d’intégration d’un groupe marginal, constituant une représentation idéologique qui, renforcée par les médias, donne à la répression la légitimité d’utiliser la violence « nécessaire » à rétablir l’ordre. En plus, cela empêcherait la répression de concentrer toutes ses forces dans quelques zones. Mais l’on peut aussi réfléchir à des sabotages plus directs de la répression et de la récupération (police, médias, etc.). Toutes ces propositions semblent surtout orientées vers la recherche de comment donner plus d’oxygène aux affrontements, permettant au feu de se propager aussi à d’autres institutions oppressantes. Cependant, ces deux mouvements se réalisent souvent au même moment. Un acte de sabotage n’a pas seulement son effet pratique direct, mais dénude aussi une normalité oppressante et suggère des cibles qui n’allaient pas de soi.

Des explosions de rage font remonter à la surface des possibilités qui constituent un défi pour les anarchistes. Par toutes leurs forces destructrices, une partie des moyens des institutions oppressantes est balayée. Et par ce même mouvement destructeur, on en finit avec toute une série d’illusions démocratiques et de mécanismes autoritaires. Un jour de carnaval, quand les masques tombent et quand on sort de son rôle social, tout est possible. Mais nous savons également que le jour suivant, quand la normalité cherche à imposer à nouveau son incontournabilité, le dégrisement peut être lourd. A ce moment, la menace d’une guerre d’usure se pointe et l’on ressent plus fortement le manque de perspectives internationalistes.

 

*      Je considère les conflits entre émeutiers à propos des marchandises pillées certainement comme des crapuleries, mais je ne les considère pas comme le signe d’une sorte de prise de pouvoir par certains individus ou groupes. Le caractère arbitraire de tels moments semble plutôt indiquer des réflexes opportunistes.

Autopsie d’une ville

Monday, August 11th, 2014

Changer l’environnement pour changer l’homme. Voilà le vieux rêve que chérit l’architecte. Cette illusion sous-jacente se manifeste dans quasi n’importe quelle application architecturale. Une ligne droite part de la prison qui devait déshabituer l’homme de ses inclinations criminelles jusqu’aux gares hyper-modernes qui sont supposées entraîner l’homme dans la circulation marchande toujours plus rapide, efficace et harmonisée. Ces transformations de l’environnement humain représentent une constante, même si leur vitesse semble aujourd’hui s’accélérer sans relâche.

 Nous voulons faire la tentative ici de décortiquer la métropole-en-devenir de Bruxelles. Jeter un regard critique sur les nombreuses transformations spatiales et dresser une esquisse analytique des rapports sociaux qui à la fois en sont à la base et sont influencés par elles. Quelque part, une autopsie des projets que le pouvoir est en train de développer et qui modifient et modifieront considérablement l’espace dans lequel nous survivons et luttons. Enfin, nous espérons, à partir de nos idées et de notre combativité pour la liberté et la révolution sociale, distiller à travers cette autopsie quelques pistes qui pourraient indiquer de possibles perspectives d’attaque.

Ville de transit ou montagne de déchets ?

 Bruxelles prend forme à travers deux mouvements, en apparence contradictoires, influençant nettement les rapports sociaux et la gestion de la paix sociale.

D’un côté, comme quasiment toute ville d’une certaine taille avec une concentration d’institutions étatiques, d’atouts économiques et un certain prestige international, cette ville est un pôle d’attraction et une ville de transit, tant pour les prolétaires et les pauvres que pour les cadres d’entreprises, les lobbyistes internationaux et toute la clique d’animateurs du spectacle (du divertissement aux journalistes et artistes). Ceci fait que la ville ne connaît en partie pas de population « stable » et que certaines zones restent grises et neutres, parfaitement adaptées à la circulation marchande moderne et au contrôle. Dans ces zones, le temps de la domination détermine l’espace. Un fouillis indescriptible pendant les heures de bureau et un sinistre silence de cimetière le soir. L’apparente neutralité de ces zones en fait des bastions inabordables du pouvoir. Cette « invulnérabilité » n’est toutefois pas imputable aux seuls contrôle et surveillance renforcés, mais plutôt au fait qu’elles semblent se situer « hors de portée ». Il est évident qu’une « autre » présence, comme les manifestations syndicales rituelles ou,les initiatives citoyennes devant le siège d’une quelconque institution dans le quartier européen, ne remet pas en question la domination, mais ne fait que la reproduire. Ceci ne nous fera pas omettre que ces zones semblent de temps en temps être dans le collimateur d’une criminalité plutôt conséquente. Aux abords des zones européennes et internationales à Bruxelles, il y a en effet presque toujours quelque chose à s’approprier ; et la résistance de l’eurocrate moyen est négligeable.

D’autre part, de nombreux pauvres et immigrés venus à Bruxelles y restent et composent la mosaïque de la population pauvre de la ville. Cela génère depuis des années toute une couche d’habitants, au fond superflue au capital et à la gestion étatique. De nombreuses personnes s’agglutinent dans des constellations communautaires où, à côté de quelques traces d’entraide (mais souvent selon le modèle patriarcal), se pratique une intense exploitation légale et extra-légale qui ne le cède en rien à l’exploitation dans les zones industrielles autour de Bruxelles, bien au contraire.

Au risque d’utiliser une métaphore trop expressive, on dirait que certaines parties de Bruxelles ressemblent à une montagne de déchets. Des déchets humains, superflus et misérables, renfermés sur eux-même, mais bien entourés par une armée de services sociaux et une force policière plutôt brutale et particulièrement présente. La gestion est loin d’être huilée, elle est plutôt chaotique. Des mécanismes complexes d’enfermement communautaire, clientélisme, répression nette et intégration sélective maintiennent une espèce de présent permanent où le passé ne compte plus et où l’avenir repose sur l’illusion perpétuelle de gagner à la loterie. Tous les facteurs concordent à garder la misère à l’intérieur de cette montagne. Pour se faire une idée de la ségrégation qui traverse Bruxelles et en même temps la fait tenir, il suffit de prendre n’importe quelle ligne de métro du début à la fin. Chaque zone a ses habitants. A certains arrêts, on voit monter des gens qui trimballent des caddies, mais quelques arrêts plus loin, on aperçoit les premiers représentants de la classe dominante, bien habillés, un sac de sport avec une raquette de tennis à la main, ou une sacoche d’ordinateur portable. Ce n’est donc en rien un hasard ou une vilenie injustifiée du pouvoir si tant d’efforts répressifs se concentrent sur les transports en commun. Indispensables à la circulation de marchandises qu’est l’homme moderne, véritables veines de la métropole en devenir, les transports en commun révèlent aussi les contradictions qui traversent la société. L’intégration à travers les transports vers les camps du capital (travail, école, consommation, administration) sera toujours un possible champ conflictuel pour ceux qui soit ne peuvent, soit ne veulent pas être intégrés.

Notre quartier, meilleure garantie pour le pouvoir ?

La forte concentration de pauvres dans certains quartiers bruxellois et la misère qui va de pair ne provoquent cependant pas de rejet ou leur négation. Bien au contraire, semble t-il … L’identification à « son quartier » (contrairement aux bureaucrates de passage ou, d’une autre façon, aux sans-papiers et prolétaires errants) et les divisions communautaires sont bien présentes, même si cette identification ne prend pas du tout la forme pervertie caractéristique d’autres métropoles, où l’on assiste à des guerres de codes postaux. Mais tant que cette identification et l’autonomie relative qu’on peut retrouver dans certains quartiers (sous l’œil bienveillant des figures dirigeantes, élues ou pas, en uniforme ou pas) sont surtout orientées sur la reproduction des rapports capitalistes, elles ne posent évidemment pas de problème au pouvoir. Dans un certain sens, c’est même la meilleure garantie que d’autres zones, « neutres », restent préservées d’une inondation par la misère ou… par la révolte. Les émeutes et troubles occasionnels dans certains quartiers bruxellois n’échappent pas à l’enfermement et à la gestion de la paix sociale. Évidemment, il y a d’autres raisons à « l’isolement », le soutien et la complicité éventuels dans « son » quartier n’en sont pas des moindres. Les émeutes d’octobre 2011 dans le quartier de Matonge (sans entrer dans leur contenu) en fournissent un bon exemple. Pendant presque deux semaines, ce quartier s’est mué en une zone indomptable, malgré l’impressionnant déploiement policier, la médiation sociale et la terreur étatique (tortures sans honte et mauvais traitements étaient une constante). Mais le vrai danger était sans doute que les émeutes tentent des incursions vers une autre zone (comme par exemple le quartier Louise avec ses boutiques de luxe, sa faune bourgeoise et ses bâtiments judiciaires), ce qui aurait possiblement mis le feu à la mèche dans d’autres quartiers. La répression rude et impitoyable qui a suivi une telle tentative (le pillage d’un bijoutier sur l’avenue Louise lors d’une manifestation) laisse peu de place à la fantaisie.

L’Etat pousse vers la division et la séparation de la métropole en quartiers. Cela pourrait sembler en contradiction avec la tendance générale au nivellement et à l’uniformisation qu’exige une métropole, mais il s’agit en fait d’un seul et même mouvement. La gestion joue l’alternance, en même temps ou selon les conditions sur les deux terrains. Par l’uniformisation, elle combat la possible émergence d’un autre « point de référence », voire peut-être même rebelle, que la domination (par exemple un quartier où d’autres « codes » ou valeurs soient mis en avant) ; par la division et la séparation en quartiers elle combat la possible reconnaissance entre révoltés au-delà de l’aspect territorial. Il est impossible d’affronter ce mouvement double, mais unifié, par une perspective invariable ; par exemple vouloir transformer certains quartiers en bastions de résistance ou, à l’inverse, rejeter a priori toutes les particularités et possibilités existantes dans certains quartiers. Le double mouvement du pouvoir doit être affronté de manière asymétrique.

Malgré d’importantes limites, on ne peut pas nier que certains quartiers bruxellois sont des marécages où la révolte n’est pas un hôte importun. Ce sont des marécages moins facilement pénétrables pour les défenseurs de l’ordre et où régulièrement, on choisit de passer à l’assaut. Dans ce sens, ils laissent plus d’espace pour un dialogue entre différentes rébellions, mais cet espace doit être reconquis en permanence sur les mécanismes de régulation à l’intérieur du quartier, comme les « grands frères », les gestionnaires du trafic de drogue et les réflexes racistes ou nationalistes des communautés. Cet espace ne s’obtient pas seulement à travers une présence intense, mais certainement aussi en lançant des propositions de lutte et en les accomplissant de façon conséquente. La reconnaissance dans une révolte partagée et même la complicité se trouvent parmi les possibilités.

Les projets urbanistiques actuels jouent un double rôle dans la gestion des quartiers. D’un côté il y a la composante de l’intégration, de l’autre celle de la ségrégation. Prenons l’exemple de la rénovation et le réaménagement de la zone du canal qui sépare Molenbeek de Bruxelles-centre. Il s’agit là d’un projet gigantesque pour faire reculer de quelques dizaines de mètres la frontière conflictuelle entre riches et pauvres, entres citoyens actifs et prolétaires-rebut. Mais ces quelques dizaines de mètres sont significatifs et en deviennent des centaines les années passant. Ils remplissent la même fonction que le fossé entourant les châteaux médiévaux. Depuis longtemps, les fortifications de la répression et du pouvoir ne consistent plus seulement en béton, en barbelés et en mercenaires armés jusqu’aux dents. Un quartier réaménagé avec ses nouveaux codes culturels, son accès au langage du spectacle et de la citoyenneté, son accès à la consommation différenciée et aux applications technologiques de pointe, définit une ligne de démarcation virtuelle que seule une révolte particulièrement sauvage pourrait encore franchir, une révolte qui ne nourrit plus aucune illusion sur les valeurs que le pouvoir exhibe et ne veut plus rien savoir de ce qu’il offre. Et pas besoin d’un grand effort pour constater que de telles révoltes sont rares, englués comme nous le sommes dans le spectacle des marchandises et de la paix sociale.

La construction de nouveaux camps et temples

 Les autorités bruxelloises, incitées voire forcées par leurs homologues nationaux et internationaux, semblent vouloir mettre fin à la prolifération chaotique que le développement urbain a connu pendant des décennies. Les projets mafieux et clientélistes de construction de tours, bureaux et centres commerciaux répondant plus à l’avide projet d’un quelconque politicien ou entrepreneur (les exemples sont légions à Bruxelles) cèdent la place à une politique de développement toujours plus homogénéisée et rationnelle.

La construction de nouveaux camps est en cours aux quatre coins de Bruxelles. Du nouveau centre commercial à Machelen en passant par le centre de congrès et de consommation au Heizel et le nouveau siège de l’OTAN à Evere jusqu’à la nouvelle prison de Haren, le réaménagement du zoning industriel d’Anderlecht et les nombreux « incubateurs d’entreprises » dans les quartiers et autour des universités : partout, l’État et le capital construisent de nouveaux camps et temples. Le talon d’Achille, ou mieux, la condition fondamentale pour la réussite de tous ces projets est bien sûr l’accessibilité. Celle-ci a un nom et constitue le levier qui doit transformer Bruxelles en véritable métropole : le réseau RER. Par le développement d’un Réseau Express Régional, le pouvoir veut garantir une connexion rapide et sécurisée entre les camps, vieux et nouveaux, et stimuler la circulation de la main d’œuvre entre les « banlieues » croissantes et qui se prolétarisent rapidement, et les cœurs commerciaux, économiques et administratifs de la métropole. Ce réseau RER n’est pas quelque chose d’éphémère : le projet est en cours depuis quelques années et l’État souhaite qu’il soit opérationnel vers 2025. Ce projet est évidemment l’occasion pour développer d’autres projets de mobilité, comme la construction de nouvelles lignes de métro (une connexion directe entre Schaerbeek et le quartier européen, afin de renforcer la présence aisée d’eurocrates, de lobbyistes, etc. dans certaines parties de cette commune), l’extension du ring de Bruxelles ou la rénovation des zones de transit comme la station Schumann. Tout ceci correspond parfaitement à la logique du capital qui cherche toujours à résoudre les tensions et les contradictions générées par l’exploitation en étendant et en intensifiant cette exploitation. Et selon la bonne vieille logique socialo-libérale des lois du marché, les miettes devraient alors devenir, au sens absolu, toujours plus grosses.

Une des caractéristiques fondamentales de la métropole, c’est la division du territoire en zones selon leur fonction : habiter, consommer, travailler, administrer, etc. Cela permet un contrôle différencié et même un bouclage relatif en cas de troubles. La croissance soutenue du nombre de pauvres dans et juste en-dehors des contours de Bruxelles (Alost, Ronse, Tubize mais entre temps aussi déjà Termonde et Malines) est bien évidemment la conséquence de la politique urbanistique de la métropole-en-devenir. De nouveau, le RER jouera le rôle fondamental d’assurer la connexion entre les zones d’habitation de la main d’œuvre pauvre et les zones de travail.

La zone européenne est également, comme on le voit bien, en pleine expansion. Elle n’est pas seulement un carrefour international de circulation et de pouvoir, elle doit aussi, en vue d’une possible centralisation de l’Union Européenne, être prête à s’acquitter de sa fonction de capitale du Pouvoir européen. Cette expansion rogne et engloutit de façon particulièrement agressive des parties des quartiers alentour, elle modifie les axes de transport et limite les possibilités de transit. L’implantation physique du quartier européen permet aussi un bouclage militaire total, entretemps devenu pain quotidien avec la succession de sommets européens et de rencontres internationales. Il faut à peine boucler quelques rues et deux tunnels, et voilà que le quartier Européen devient un bastion impénétrable.

La domination est composée de rapports sociaux, mieux, elle est un rapport social et dans ce sens, elle est partout autant qu’ailleurs. Cela n’empêche pas que tous les rapports sociaux ont aussi leurs incarnations physiques et que la domination ne serait qu’une idée vaine si elle ne se concrétisait pas dans des structures et des hommes. Ces structures et hommes se trouvent partout, mais pas toujours dans la même concentration. Dans la perspective d’attaques insurrectionnelles, on ne peut en aucun cas céder au chantage du pouvoir qui nous désigne un terrain de jeu. L’approche insurrectionnelle et subversive de l’espace du capital et de l’autorité ne peut qu’être que celle de l’autonomie : choisir soi-même les endroits et les terrains de l’affrontement, et briser et dépasser tous les rôles imposés (qui se déroulent aussi dans l’espace physique). Dans un certain sens, l’essence du phénomène insurrectionnel se trouve dans le franchissement physique d’un seuil qui, en un endroit spécifique et d’une façon particulière, marque la frontière entre l’ordre et la révolte, entre l’autorité et les insurgés. Il est évident que cette question ne peut pas être réduite à retracer un quelconque cœur de la domination ; c’est dans les conditions de l’affrontement et dans les expressions des désirs insurrectionnels que ces fameux « seuils » pourraient se révéler.

Le spectacle de la paix sociale

 Mis à part les camps essentiellement économiques et politiques, la rage de construction sévit aussi dans le secteur du logement. La recette n’est pas nouvelle : l’implantation d’unités de logements sécurisées, closes et confortables voire luxueuses au bord ou dans les quartiers « démunis ». Ces projets sont élaborés par la politique d’urbanisme de la Région bruxelloise et réalisés d’un côté par un certain nombre de grandes entreprises de construction, de l’autre par des entrepreneurs de ces quartiers mêmes qui ramassent un maximum de subsides et ne se soucient guère des réglementations du travail. De tels projets suivent le chemin inverse de la théorie de la vitre cassée : par leur présence, toute une série de changements se met en route. Les places sont réaménagées et « neutralisées », des magasins plus chers s’installent pour répondre et stimuler un autre comportement de consommation, la prévention et la répression de vols et de la criminalité sont intensifiées, toutes sortes de projets « sociaux » qui cherchent à habituer les habitants plus pauvres à la présence d’une classe moyenne aisée qui apprécie bien « l’ambiance » d’un quartier populaire.

Au-delà de cela, les autorités se donnent toujours plus de moyens pour lutter contre la « dégradation » et donc contre « ceux qui dégradent ». Plusieurs communes bruxelloises ont par exemple déjà affiché leur volonté de rénover à leurs frais et de louer des bâtiments vides, avec l’aval du propriétaire qui récupère son bien quelques années plus tard. Au niveau répressif, on assiste à des campagnes sans fin pour stimuler la citoyenneté, souvent accompagnées par des collaborations artistiques, afin de modifier les habitudes des prolos et de les incorporer dans l’armée obéissante des citoyens. Les campagnes contre les déchets illégaux par exemple n’ont évidemment rien à voir avec un quelconque souhait des autorités d’augmenter la « qualité de vie », mais tout avec le contrôle social à travers un subtil jeu de prévention et de répression. Les « Sanctions Administratives Communales », destinées à punir des « incivilités » via des amendes infligées par quasi n’importe quel fonctionnaire, sont le bâton derrière la porte. On ne s’étonne pas que toute la communauté de gauche et syndicale se retrouve à la remorque de cette stratégie et se pose même souvent en avant-garde en termes de « projets sociaux ». La machine bien huilée d’asbl et d’associations à Bruxelles, construite sur des années de clientélisme et de politique, est un étouffoir particulièrement puissant de la guerre sociale. Le but de cette machine est, sans exception et au-delà des bonnes volontés des individus impliqués, la promotion du spectacle de la paix sociale et l’intégration dans le système. En période électorale, on s’en sert coup sur coup pour mobiliser le bétail électoral, même si leur combat citoyen reste illusoire vues la grande indifférence voire l’hostilité vis-à-vis des partis et de la politique.

Enfin, nous devons encore souligner un autre aspect de la gestion de la paix sociale à Bruxelles : la politique mafieuse. De nombreux bourgmestres et autres responsables communaux se trouvent jusqu’au cou dans la merde mafieuse et représentent des carrefours d’intérêts économiques légaux, para-légaux et illégaux. Depuis bien longtemps, cela ne provoque plus de scandale que certains échevins de logements soient des marchands de sommeils, que les « chauffeurs » de bourgmestres bruxellois soient impliqués dans des trafics d’armes, que des agents de police et certains commissariats soient d’importantes plaques tournantes dans le trafic de cannabis, d’héroïne et de cocaïne, que certains chefs bruxellois de la police fédérale soient les meilleurs amis de certaines entreprises en bâtiment, quand il s’agit, par exemple, de la construction du nouveau quartier général de la Fédérale. Et ce n’est pas que toutes ces relations mafieuses se passent dans l’obscurité : les conférences, dîners, fêtes, rencontres et les lieux où ils se déroulent sont clairement affichés et leurs accès assurés par quelque clan mafieux ou par la police. Il faut prendre en compte que la politique de développement urbain de Bruxelles plus homogénéisée ne veut ou ne peut pas en finir avec ces « traditions », mais cherche plutôt à les incorporer et à les encadrer.

 

Structures répressives

Une des tactiques répressives dont l’État s’est toujours servi, c’est tout simplement d’augmenter la quantité et la présence des forces répressives. En termes quantitatifs, Bruxelles fait partie du top trois de villes européennes avec la plus grande concentration d’agents de police par rapport au nombre d’habitants. Les temps d’intervention des patrouilles dans la plupart des communes bruxelloises sont bien plus courts que les moyennes européennes. On voit aussi la présence dense de commissariats dans la ville ; commissariats qui sont d’ailleurs quasi tous en rénovation avec l’installation de caméras sur chaque coin du bâtiment, des vitres blindées, des parkings fermés… enfin, tout ce qui pourrait aider à prévenir des attaques. Avec l’extension du réseau de vidéosurveillance, les commissariats acquièrent encore une autre fonction, pointant vers une décentralisation de la capacité d’intervention : les images des caméras ne sont pas seulement visionnées par la centrale de contrôle qui se trouve dans la caserne, mais aussi par les commissariats locaux. Pour compléter ce tableau, il faut encore souligner la formation d’unités spécialisées, comme l’unité d’assistance de la police fédérale et les patrouilles anti-aggression circulant en uniforme et en civil.

L’extension du réseau de vidéosurveillance fait actuellement quelques sauts quantitatifs et qualitatifs. D’un côté, il y a l’implantation massive de caméras qui fait que, selon la police, certaines parties de la villes sont entièrement « couvertes » ; de l’autre côté, il y a l’apparition de caméras « intelligentes », équipées de logiciels sophistiqués de reconnaissance de comportements et de microphones pour écouter les conversations, les bruits etc. L’intégration des caméras privées dans le travail d’observation et de recherche de la police s’accélère, notamment grâce à la disponibilité de puissantes nouvelles technologies. En parallèle à l’implantation des caméras de police, on octroie des subsides à tous les particuliers qui installent des caméras devant leurs maisons, commerces,…

A part la police classique, on voit aussi, comme dans toutes les autres villes, une augmentation du nombre de vigiles privés et toute une série de nouveaux uniformes et contrôleurs. Bien qu’ayant des compétences plus limitées que la police, ils servent clairement de délateurs et de balances. Prenons l’exemple des gardiens de paix. Recrutés dans les basses couches de la population, on fait promener ces uniformes mauves dans la rue. Tous les jours, on attend d’eux un rapport avec leurs constatations, par exemple le signalement de graffitis et de slogans, ce qui accélère le processus pour les enlever. Ou encore ces gardiens de stationnement : aujourd’hui, ils prennent en photo tout véhicule n’ayant pas de ticket de stationnement (ou qui semble un peu « louche »!). Il va de soi que ce système, avec en moyenne deux passages par jour, a facilité la détection de voitures volées, abandonnées,… Dans ses rapports annuels, la police ne cache d’ailleurs pas cette amélioration. La multiplication des fonctions de contrôle répond d’un côté à la stratégie de la présence répressive et de l’autre à la croyance qu’en donnant du boulot aux gens, même si celui-ci consiste juste à se promener, la paix sociale se maintient plus facilement. Le raisonnement est fort simple : pourquoi l’État donnerait-il des allocations à des gens pour « ne rien faire » tandis que ça lui coûte exactement la même chose de leur payer un salaire minimal en les embauchant comme contrôleurs ? Le démantèlement en cours de ce qui reste d’État social en Belgique suivra certainement cette voie.

La tendance de cette présence répressive ne peut difficilement ou tout simplement pas être combattue d’une façon symétrique. La révolte doit chercher à trouver ses propres terrains qui ne sont pas encerclés ou occupés par la répression : l’affrontement frontal ne nous semble pas du tout à l’ordre du jour. Par contre, il restera toujours possible d’attaquer là où ils ne l’attendent pas, là où l’obscurité nous fait échapper aux yeux de la répression. La stratégie d’un renforcement de la présence répressive cherche à capturer les révoltés dans une grille de prévisibilité ; mais face à l’imprévisibilité et à la diffusion des pratiques d’attaques, il lui est difficile voire impossible de réagir. Dans une certaine mesure, la présence massive des forces de l’ordre peut même servir de paratonnerre pour la révolte : au lieu d’attaquer ce qu’elles tentent de protéger, la fixation exagérée sur les forces répressives mène à la stagnation des révoltés. On ne veut pas dire par là, qu’on doit tout simplement céder des terrains à l’avancée de la répression, mais plutôt qu’il serait temps d’abandonner sur ce terrain, comme sur d’autres, la vieille idée de la défense et de risquer le pari du choix radical de l’offensive, de tenter de prendre partout et toujours l’initiative et de ne pas se retrouver à la remorque des mouvements de la répression.

 

Les infrastructures de la métropole.

On soulignait déjà l’importance des axes de transport et des transports en commun pour le développement de la métropole bruxelloise et on peut étendre ce raisonnement vers toutes les infrastructures qui rendent possible, promeuvent et facilitent la circulation de la marchandise, des hommes et des informations. Car une métropole est bien sûr un carrefour, où la rapidité de la circulation capitaliste est un indicateur particulièrement important de la puissance économique. Il est impossible de s’imaginer aujourd’hui une métropole européenne qui ne soit pas entièrement couverte par un réseau de téléphonie portable, qui ne soit pas, via différentes lignes parallèles et interconnexions du réseau de haute tension, quasi « assurée » de son alimentation électrique, qui ne dispose pas de milliers de kilomètres de câbles de fibre optique permettant le courant digital. Cet ensemble peut être considéré comme la colonne vertébrale de la métropole moderne et, malgré la surveillance et l’interconnexion, comme particulièrement vulnérable.

C’est à travers ces infrastructures vitales du capital que la domination réalise une partie considérable de son contrôle répressif et préventif. Il n’y a pas besoin de s’étendre pour expliquer comment tout citoyen en possession d’un portable peut être suivi en permanence et a posteriori, et est effectivement suivi ; comment la numérisation et l’interconnexion des banques de données permet la construction d’une cartographie des rapports sociaux. Les lignes de démarcation que dessine la métropole parmi sa population sont multiples (pauvres/riches, intégration/ségrégation, papiers/sans-papiers,…) et une de ces démarcations se concrétise toujours plus dans la division technologique de la société. A travers sa technologie et la domestication qui va de pair, la domination pénètre profondément dans l’être humain, ses rapports et l’expérience de son environnement. Concernant la guerre sociale, il est bien clair qu’une partie des mélanges potentiellement explosifs de rage et de certaines conditions est transvasée dans la sphère virtuelle. Il n’y a aucun doute là-dessus : la propagande actuelle sur les « médias sociaux » et les technologies de communication à portée de tous comme étant des leviers pour des changements sociaux voire même pour la révolution sert uniquement l’intégration dans le capitalisme. On tend clairement à nous dire : « Sans nous, tu ne seras même plus capable de te révolter. » La perspective révolutionnaire se trouve donc coincée entre l’inéluctabilité de la technologie et la nécessité de rompre totalement avec elle, si on veut créer de véritables espaces et moments de révolte où la subversion devient possible. Cela représente un étranglement auquel on n’échappe pas facilement et qui pose des questions profondes sur la possibilité de l’intervention révolutionnaire dans la réalité sociale.

Vers la rencontre imprévue…

La métropole bruxellois en devenir, ou la « prison à ciel ouvert » si on veut, dispose, comme on l’a vu, de tout un arsenal de moyens et de mécanismes pour affronter des conflits et des révoltes partiels. Au lieu d’y opposer vainement la nécessité d’une totalité révolutionnaire, il nous semble plus intéressant de réfléchir à comment ce tout révolutionnaire, la remise en question totale de la société actuelle, peut naître de la mosaïque des différentes conflictualités.

On l’a dit déjà à plusieurs reprises. Certaines rencontres ne sont pas supposées avoir lieu. La gestion de la paix sociale fait tout son possible pour empêcher ces rencontres. La fragmentation et l’éclatement de la conflictualité sociale génèrent toute une série de sursauts éphémères, mais violents et radicaux ; mais les liens, reconnaissances, ponts entre ces sursauts font défaut. Non pas au nom d’une quelconque absorption dans une vision totale, mais pour relier, là où elles se concrétisent, les différentes conflictualités. Une telle perspective d’agitation et de lutte est la négation radicale de la politique qui pense toujours à se servir des gens, mais c’est une perspective qui exige d’apprendre à abandonner la « peur » de ne pas tout comprendre, de ne pas tout maîtriser. L’intervention anarchiste et révolutionnaire doit totalement abandonner tout modèle représentatif, même camouflé (« au nom du prolétariat », « au nom des prisonniers », « au nom du quartier ») et comprendre qu’elle n’est tout simplement qu’une des forces agissantes, activement occupées à détruire l’existant.

La perspective d’une lutte spécifique dans une ville comme Bruxelles, comme par exemple la lutte contre la construction de la plus grande prison de Belgique, ne peut donc pas se cantonner au modèle plus « classique » de l’intervention insurrectionnelle. D’une certaine façon, une telle lutte spécifique devrait offrir le tremplin pour plonger dans la conflictualité sociale au sens large, y plonger avec nos propres pratiques et idées. S’y noyer est certes une possibilité, mais la création de quelques remous subversifs, voire peut-être même insurrectionnels, voilà ce que les compagnons engagés dans une telle lutte devrait avoir en tête. Car la question n’est pas de rassembler tout le monde derrière le drapeau de la lutte contre la nouvelle prison, mais plutôt de mener une lutte capable de dialoguer avec d’autres rébellions, sur d’autres terrains. Une perspective insurrectionnelle ne consiste alors pas à concentrer l’énergie rebelle sur un terrain singulier, mais dansl’explosion de ce terrain, une explosion qui se concrétise dans l’intensification de tous les foyers de conflictualité. Et là se trouve cette fameuse rencontre imprévue.

 

 

Le contrecoup du changement – Réflexions pour une rupture avec l’habitude

Monday, August 11th, 2014

L’histoire nous apprend que la plupart des gens dispose d’une faculté d’adaptation infinie à l’égard de leur environnement. Des personnes se sont certes révoltées face à des conditions de vie épouvantables, mais on peut difficilement prétendre que la misère mène forcément à la révolte. Le présent aussi ne cesse de nous rappeler que ce talent humain de l’adaptation n’a pas péri. On peut subir le plus frappant des changements, et en même temps trouver des moyens pour y survivre, malgré tout. Non pas en se révoltant, mais en excellant dans la fermeté ou l’inventivité d’arriver à joindre les deux bouts. Et même si cela ajoute pas mal de chaos et de mécontentement, un certain ordre continue à régner, un ordre qui ne se laisse pas bouleverser comme ça. Quant aux mauvaises conditions de vie et à la résignation, deux propos contraires se font entendre. L’un prétend que chacun.e dispose d’un point d’ébullition, et que, une fois la coupe pleine, on surmonte la résignation pour se battre contre les causes de sa misère. L’autre prétend en revanche que, selon la détérioration des conditions de vie, on est de plus en plus pris.e par la survie, jusqu’à ne simplement plus avoir ni le temps ni l’énergie pour réfléchir, sans même parler de la disposition à agir. Entre-temps, l’histoire nous a aussi bien confirmé qu’infirmé ces deux positions. Il doit donc y avoir autre chose.

“C’est un problème d’information”, j’entends dire. Comme si c’était la simple ignorance qui faisait que les gens avalent toute sorte de choses, et continuent de le faire. Non, à une époque où la possibilité de nager dans l’information s’est plutôt prolétarisée, cela ne peut être l’explication. Le flux d’informations qui ne cesse de se surpasser en rythme et en énormité semble même avoir un effet inverse. De par sa multitude et donc sa nécessaire brièveté, il se défait tout à fait de son contexte et de sa signification englobante. Ce qui reste est un ramassis de ‘nouvelles’ superficielles qui tourbillonnent sur chacun.e, d’une légèreté presque agréable. Par conséquent, même l’information qui dévie de la pure propagande du cours normal des choses, n’a plus rien d’un réel bagage qui pourrait aider à aiguiser sa propre intelligence, son propre développement et la formation de ses propres idées. On la subit, nombreux sont ceux et celles qui en deviennent accros. Face à tant d’activité informative, seule la passivité semble prêter refuge. Et dans cette passivité, on ne peut être que spectateur silencieux ou commentatrice agitée, mais jamais quelqu’un qui agit selon sa propre conviction et qui contribue à écrire l’histoire.

“Les gens ne croient plus au changement”, dit quelqu’un d’autre. Peut être qu’il y a un fond de vérité là-dedans. Mais je me demande à quoi donc on se réfère lorsqu’on parle de ‘changement’ ? Les circonstances dans lesquelles et la façon dont on utilise ce mot, proposent le cadre de référence, et finalement sa signification courante. Il est aussi révélateur de voir les gens qui aiment prendre ce mot en bouche . Que signifient par exemple les changements dont ne cessent de parler le gouvernement, l’opposition, les associations engagées ou les syndicats ?

Peu importe si l’on est pour ou contre, tous ces soi-disant changements brandis au sein de ce cadre, partagent tous un dénominateur commun. Ils ne touchent jamais le fond d’un problème. Ils ne touchent jamais les racines d’un système ou d’une société qui produit ces problèmes. Ils ne touchent jamais le cadre de référence lui-même. Cela a pour conséquence que les changements, même dans les formes les plus extrêmes, ne peuvent être que des glissements dans un foutu dédale d’intérêts. Ils ne peuvent qu’être des épisodes d’un spectacle qui se joue par définition au-dessus de nos têtes. Ce sont des changements politiques, et ils sont compris en tant que tels. Le fait que des gens se méfient de ce genre de changements ou n’y croient simplement plus, ne peut difficilement être conçu comme problématique. C’est plutôt une plus-value, ou même une condition première pour arriver à quelque chose de subversif. Ce qui pose néanmoins problème, c’est que les gens ne sont peut être pas prêts à bouleverser le cadre de référence lui-même, et à le remplacer par le leur.

En parlant de cadre de référence, je désigne simplement soi-même, sa propre éthique, ses propres idées et rêves. Si toutes ces choses nous font rentrer en conflit avec la réalité, il s’agit d’en arracher notre propre temps et nos décisions, afin de les utiliser dans une rébellion contre cette réalité. Sachant qu’aucun ‘changement’ ne peut toucher sa propre vie et son environnement autre qu’un changement que l’on force et vit à la première personne.

La démocratie se nourrit de la pensée mensongère que chacun.e est libre et finit par choisir lui-même les modalités selon lesquelles il veut vivre. Mais en même temps, le chantage de l’économie et de l’Etat ne cesse de s’aiguiser. Les règles imposées à la survie donnent un goût amer aux ‘choix’ qu’il nous reste. Finalement, la liberté célébrée s’avère être celle du consommateur, et les choix proposés se révèlent être faux. Mais si l’on accepte ces marges, et si l’on joue le rôle qu’on est censé jouer au sein de ces marges, on ne fait que reproduire la réalité. C’est ainsi que la démocratie et le capitalisme ne sont pas seulement portés par les épaules des puissants et leurs bras armés, mais aussi par l’obéissance de chacun.e qui accepte et remplit son rôle de citoyen. La seule décision que l’on peut prendre pour briser ce cercle vicieux, est de prendre en main nos propres vies et d’en faire quelque chose de fondamentalement différent. Ne pas seulement utiliser notre temps et notre inventivité pour pouvoir survivre au sein des conditions imposées, mais aussi attaquer, et donc transformer ces conditions.

C’est aussi cette approche individuelle qui peut donner du sens à ce que l’on fait, non pas dans le spectacle politique, mais dans la toile d’araignée des rapports sociaux qui forment au final la base de l’état des choses. C’est cette approche qui ne désigne pas seulement l’oppression du flic, mais aussi la soumission de chacun.e qui légitime cette oppression. Qui désigne que ce n’est pas seulement le flic qui renforce l’oppression, mais aussi l’autorité acceptée de la famille ou de la religion, pour n’en nommer que deux.

Si chaque premier pas vers la révolte ne peut se trouver qu’entre les mains de chacun.e, pourquoi alors continuer à rechercher non seulement les moments de révolte individuels, mais aussi ces moments collectifs ? Finalement, la résignation, tout comme la révolte, se joue dans le temps et l’espace. Un temps et un espace qu’on ne parcourt pas seul.e, mais qu’on partage aussi avec d’autres. L’existant, avec sa propre logique et morale, assure sa survie en figeant les grandes lignes du temps de chacun.e, et de l’espace (les rues, les places, les maisons, les lieux de travail,…). Quand la révolte montre son visage, on exproprie l’espace et le temps de sa prédestination. Si le soir, sur une place qui a surtout pour but de servir de lieu d’attente pour le tram ou de bref repos entre la maison et le supermarché, on érige par contre une barricade pour assaillir la police, on y change l’espace, même si ce n’est que pour un bref instant. Si, sur un lieu de travail, où chacun.e doit sautiller au rythme des objectifs de l’entreprise, les travailleurs en sabotent le fonctionnement, ils reconquièrent le temps où l’on est censé travailler pour agir contre le travail. Il n’est pas question ici des moyens les plus efficaces pour chasser les flics de la rue ou détruire le travail, ce qui est posé, c’est que le bouleversement du temps et de l’espace, à la portée de tous et de toutes, est une exigence indispensable pour créer quelque chose qui peut aller beaucoup plus loin.

Mais en quoi donc cela pourrait-il consister ? C’est une question qui vient souvent tourmenter beaucoup d’initiatives et d’activités et qui est souvent objet d’interminables discussions qui trouvent rarement une issue satisfaisante. Je n’ai donc pas la prétention de pouvoir formuler une réponse qui pourrait défaire cette question de sa complexité.

La question du sens de cet autre chose de totalement différent qui arrive souvent sur le tapis dans une discussion à propos des motivations qui impulsent une révolte contre toute autorité, soulève parfois des réponses qui sont plus d’une fois qualifiées de ‘faciles’ ou creuses. Que cet autre chose ne peut qu’exister dans l’approfondissement de la révolte, dans ce saut de l’inconnu, par exemple. Derrière la conviction qu’avec cette idée, nous restons les mains vides vis-à-vis des gens dans la rue se cache souvent un certain sentiment de culpabilité. Culpabilité n’est peut être pas le bon mot, il s’agirait plutôt d’une sorte de défaut gênant. La conception qu’après avoir délivré tout un paquet d’idées aux autres, il y a finalement peu de tangible dans nos propos. Que nous ne pouvons transmettre d’alternative compréhensible ou crédible. Que nous formulons avec peine des solutions concrètes à des problèmes quotidiens. C’est vrai. Au sein du canevas actuel des rapports sociaux, ce terrain restera toujours une colonie du pouvoir. S’il y a quelque chose d’intéressant à découvrir, cela se trouvera ailleurs, là où ce cadre est atteint et perd son emprise sur les pas que font les gens. C’est là que se trouve l’approfondissement de la révolte,…et en fin de compte l’inconnu. Mais au delà, nous restons pris entre deux feux. Ce qui, dans la tête, sont des idées mûries d’insurrection, de liberté, de solidarité et d’autonomie, sont tellement en contradiction avec ce qui domine dans la réalité que, une fois lancées dans cette réalité, elles risquent de devenir creuses ou incompréhensibles. Cela peut être un constat qui est souvent un fait, mais qu’est-ce que ça change ? Est-ce que cela veut dire qu’il ne s’agit plus de choses concrètes ? Ou est-ce que ça souligne seulement l’évidente difficulté de rendre ces idées concrètes dans un monde tout à fait hostile ?

Les motivations qui nous amènent à vouloir agir ici et maintenant, émanent de la confrontation de nos idées, de nos désirs et de nos ambitions avec la réalité qui nous entoure, de l’aversion et de la rage que cette réalité éveille en nous. Pourquoi serait-ce tellement différent pour d’autres, quand ils se révoltent ? La confrontation de ces motivations dans une éventuelle rencontre de révoltes, ne peut-elle pas offrir la matière nécessaire à expérimenter ?

 

 

 

Clément Duval : Le problème du vol

Monday, August 11th, 2014

Clément Duval est né dans la Sarthe en 1850. Le 17 octobre 1886, il est arrêté à Paris. Lors de son arrestation, il blesse le brigadier Rossignol de plusieurs coups de couteau. Le 12 janvier de l’année suivante, la Cours d’Assises le condamne à mort.

Duval faisait partie du groupe « La Panthère des Batignolles », des compagnons qui se dédiaient à la « propagande par le fait », une thèse anarchiste prépondérante à l’époque.

Parallèlement, il commit, avec ses compagnons, une série de vols, pour financer les activités du mouvement anarchiste, tout en se défendant être le « volé » et non le « voleur ». Nous y reviendrons lorsque nous examinerons la déclaration qu’il fit à son procès.

Leur dernier vol eût lieu dans une maison de maître de la rue de Monceau, à Paris. Après avoir pris tout ce qu’ils pouvaient porter, les compagnons mirent le feu au bâtiment pour y détruire les dernières traces de richesses. Le lendemain, Duval fut arrêté en se rendant chez un receleur.

Pendant son interrogatoire, lors de la journée d’ouverture du procès, Duval déclara immédiatement et sans détours au président Bérard des Glajeux : « Oui, je suis de l’avis que les parasites ne devraient pas posséder de bijoux tandis que les travailleurs, les producteurs, n’ont pas de pain. Je ne regrette qu’une chose, et c’est de ne pas avoir trouvé l’argent que je voulais utiliser pour la propagande révolutionnaire. Dans ce cas, je ne me retrouverais pas ici sur le banc des accusés, mais je serais en train de fabriquer des bombes pour vous faire sauter. »

Sa défense fut assurée par Fernand Labori, un jeune avocat qui travaillait pro deo et qui défendra ensuite Pini, Vaillant et d’autres compagnons anarchistes[1] et qui fit aussi partie de la défense lors du procès Dreyfus. Le 23 février 1887, sa condamnation à mort fut commuée en travaux forcés à perpétuité en Guyane.

Clément Duval est un anarchiste. Ses Mémoires, très riches en faits hors du commun et pleines de souffrance, ne seraient cependant qu’une histoire parmi d’autres si l’on ne garde pas ce choix essentiel bien présent à l’esprit.

S’il est difficile pour un interné de se réintégrer dans la société, il lui est encore plus difficile de se rejoindre à la lutte révolutionnaire. Quand Duval sort du bagne et rentre dans ce que l’on prétend être la liberté, quelque chose lui fait regretter sa libération. Comment dire… quelque chose qui le fait regretter de ne pas être mort côte-à-côte avec ses autres compagnons lors des mutineries ou des nombreuses tentatives d’évasion. Comment cela se peut-il ?

La réponse est évidente. Duval est un homme simple, il appartient en fait à une autre époque. Il n’est pas prêt à accepter les petits compromis quotidiens. Et il y en a beaucoup de ces compromis. Il y a tellement à évaluer et mesurer en sortant du bagne. Il adresse les derniers mots sur lesquels finissent ses Mémoires[2] à ses compagnons :

 « Camarades,

Je vous ai donné le compte rendu exact d’une vie vécue dans cet enfer, le bagne.

Je vous ai dit grosso modo ce que j’étais, ce que je ressentais avant d’y entrer.

A ma sortie, je vous ai livré ma vie la plus intime, afin de vous édifier sur les résultats, comme aucun physiologue, psychologue professionnel ne pourrait le faire, n’ayant pas senti eux-mêmes les effets d’une vie anormale.

C’est pourquoi je vous dis :

Si parmi vous il y en a qui ne peuvent plus attendre, qui fatigués d’être toujours les meurtris, les écrasés, etc., veulent faire acte de justice, camarades, allez jusqu’au bout.

Mais avant, réfléchissez bien. Car si vous faiblissez, de par l’espoir de revoir vos affections, sachez qu’il serait fort surprenant que par tant d’années d’absence vous les retrouviez ce qu’elles devraient être. Peut-être, comme moi, on vous accablera de reproches, on vous calomniera. Vous aurez la douleur de constater que votre ou vos actes n’ont pas été compris, dénaturés. De par la calomnie, vous verrez les meilleurs camarades que vous estimez se détacher de vous et vous resterez seul, méconnu. A part la joie de ne pas l’être par ceux qui vous connaissent bien, vous apprécient et vous estiment. Tel est le cas se présentant pour moi, et que m’aide à supporter tant de rancœurs.

Donc, camarades, si vous agissez, faites-vous plutôt tuer sur place, couper la tête.

Mais n’allez jamais au bagne. »

Un jour, Duval écrivit une lettre à Jean Grave[3], un des patriarches de l’anarchisme, disciple de Kropotkine et futur signataire du « Manifeste des Seize », pour demander des explications sur les positions que le mouvement anarchiste français prenait dans sa bienveillante officialité contre Bonnot et ses compagnons. Grave répondit que lui, Duval, avait donné le mauvais exemple par ses actions et qu’à cause de son exemple, « un grand nombre de maquereaux a inondé le mouvement en invoquant l’anarchisme pour justifier leur propre appétit. »

Comme on le voit, rien de nouveau sous le soleil.

Il est logique que celui qui a une vision quantitative de l’anarchisme, ne puisse pas ne pas s’inquiéter d’une multiplication d’attaques directes contre la propriété et contre les responsables de l’exploitation, voire même de la même simple proposition de le faire.

Peut-être est-il hardi de conclure que de tels anarchistes ne veulent pas lutter et qu’ils sont partisans d’une gestion possibiliste[4] du rapport avec l’Etat, car, selon toute probabilité, eux aussi ont une vision conflictuelle de l’anarchisme dans une situation où l’ennemi continue, comme toujours, à opprimer et à exploiter.

Mais ils croient qu’il faut confier la lutte aux grands mouvements de classe, aux larges composantes de la société qui souffrent et subissent en silence. Et tant que ces mouvements ne naissent pas, ils attendent et se limitent à la divulgation de messages critiques et d’incitations à attendre le moment propice, à ne certes pas gaspiller les forces par des révoltes individuelles et des éructations insensées.

Un groupe de compagnons qui commence son parcours tout seul – comme « La Panthère » de Duval – et explore le terrain du vol, de l’incendie, du sabotage, bref, de la destruction des biens des oppresseurs (et parfois aussi de leurs personnes), est souvent accusé d’une fuite en avant, d’un bond de côté qui perd de vue le but à long terme, c’est-à-dire la révolution des grandes masses qui, conscientes, œuvrent à leur émancipation définitive.

Pour des raisons totalement opposées, les quelques compagnons qui sont toujours prêt à l’attaque immédiate et directe, ne considèrent pas les autres compagnons (les partisans de l’attente et de l’organisation des grandes masses en vue de la révolution) comme leurs adversaires.

Au contraire : ils estiment toute œuvre de clarification, de propagande, d’organisation parmi les exploités comme un travail indispensable aux conséquences positives. Car si le vol permet bel et bien d’attaquer la propriété, tout pris en compte, ça ne reste qu’un coup d’épingle en comparaison avec le nombre impressionnant de têtes nobles que l’on peut faucher au cours d’une insurrection populaire bien réussie, aussi courte et limitée puisse-elle être.

Mais le vol, c’est quelque chose qui peut se réaliser maintenant, demain, et avec peu de compagnons. De plus, avec le butin du vol, l’activité révolutionnaire peut être élargie, un espace de mouvement et de temps peut être arraché aux avides exploiteurs qui offrent un salaire en échange de renoncement. Par contre, la grande insurrection de masse, la révolution qui subvertira les rapports de productions et les valeurs, peut se faire attendre longtemps…

Le vol n’est pas seul, il y a, aussi, l’attaque destructrice, le sabotage, l’identification d’un personnage précis (celui-là et non pas un autre) ou de n’importe quel personnage appartenant à la classe dominante… Oui, tout ça se trouve certes beaucoup plus à portée de main. Et ceci n’est pas en opposition à l’œuvre d’autres compagnons qui se dédient à l’organisation, la propagande sur la longue durée, les débats, les conférences, les rassemblent, les journaux, les livres et toutes les choses par lesquelles on répand plus ou moins traditionnellement l’anarchisme.

Duval soutenait le mouvement, et le gourou Jean Grave ne pouvait le nier au moment où Duval fut déporté en Guyane. Bonnot et ses compagnons, en revanche, n’entretenaient pas de tels rapports avec le mouvement, il ne semble pas qu’ils le soutenaient directement. Peut-être l’auraient-ils fait s’ils avaient eu la possibilité de continuer leurs activités, retentissantes mais en fin de compte à peine entamées. Alors le brave Grave n’aurait pas osé les dépeindre comme des « maquereaux ». Je dis peutêtre, car je ne peux pas savoir quel chemin Bonnot et ses compagnons auraient choisi. Et, en effet, je ne pourrai jamais savoir si la raison de leur condamnation par Grave était l’absence de soutien au mouvement. Mais c’est un fait que, quelques années plus tard, du temps où Durruti et Ascaso[5] finançaient l’Encyclopédie de Faure, on n’entendit pas de telles condamnations de la part de ces anarchistes français toujours prompts à la critique. Au contraire. Quelques années plus tard, le bucher rédempteur du sacrifice espagnole mit à jamais fin à de telles inquiétudes. La même chose arriva à Sabaté et Facerías. Et la même chose pourrait encore se passer aujourd’hui, mais comme je ne dispose pas de documentations actuelles, je préfère me taire.

Cela étant, il m’est arrivé aussi d’entendre des critiques et des vacheries par rapport à des compagnons qui attaquaient, ici et maintenant, la propriété. Et il ne s’agissait pas simplement de personnes inquiètes des risques pour leur jardin, mais aussi de personnes qui cherchaient l’aiguille dans la botte de foin pour ne pas se voir impliquées dans des opérations qui était trop risquées pour leurs cœurs de petits lapins.

Mais plus tard, une fois le danger disparu, leur jugement devenait œcuménique. Les compagnons (entretemps, certains étaient morts) étaient réhabilités, leurs pratiques étaient devenues « intéressantes ». Et là je ne parle que des meilleurs parmi ces critiques.

Duval avertissait les compagnons du destin qui les attendait : ils seraient calomniés et leurs actes en deviendraient incompréhensibles. Rien n’est plus vrai. Il ne peut en être autrement.

Imaginez-vous un instant avec moi, lecteurs méfiants – du moins, j’espère que vous l’êtes –, un compagnon anarchiste qui travaille pour la commune, un autre qui est employé de banque, un instituteur, un professeur universitaire, un ouvrier syndiqué ou un chômeur qui trouve asile chez sa famille.

Imaginez-vous, je vous en prie, un père fasciné par les idées de liberté que l’anarchisme propage, de très belles idées qui ouvrent le cœur et développent le cerveau. Imaginez ce père en proie à ses problèmes quotidiens comme, par exemple, comment éduquer ses enfants, sauvegarder l’unité familiale, donner un avenir à ses enfants, satisfaire les désirs de sa femme, gagner assez pour vivre… Des milliers de compagnons vivent dans de telles contradictions âpres. J’ai vu succomber les meilleurs compagnons sous le poids de la régularité et de la sainteté des besoins. Les rêves se vident, les idées s’émoussent, l’habitude vainc, l’amertume et la désillusion annihilent tout idéal.

L’anarchie demeure comme un mot vide, rempli de souvenirs, de rêves fanés, de lectures endormantes, d’aventures vécues par personne interposée. Ce qui, hier encore, était rébellion, ou au moins désir d’attaquer l’ennemi et de se sentir vivant, est devenu aujourd’hui résignation méthodique, dans une vision mortifiée de sa propre vie d’anarchiste. Et cette résignation dégénère sur la longue durée en chien de garde attentif et jaloux des limites. Comment est-ce qu’un employé de la commune, un employé de banque (une espèce que celui qui écrit connaît bien) ou un instituteur pourrait ne pas être en pleine désarroi face à l’attitude d’un compagnon qui est capable de prendre et de frapper la propriété des autres ?

Je ne dis pas du tout que l’employé de la commune, l’employé de banque ou l’instituteur seraient des anarchistes qui sont pour la propriété. Je dis qu’ils sont contraires, mais seulement en théorie. Selon eux, l’élimination de la propriété devrait se faire lors de l’avènement de la révolution sociale, donc dans des conditions qui rendraient de facto impossible l’existence de la propriété.

Mais toute attaque partielle ne fait que jeter sur la table la lutte entre les partisans et les adversaires de la propriété. Et comme eux (les employés de la commune, les employés de banque, les instituteurs) se sentent adversaires de la propriété, l’attaque en question les met mal à l’aise, car ils se voient invités à se demander : « Mais si nous sommes contre la propriété, pourquoi alors nous restons ici ? Pourquoi nous ne faisons rien pour l’attaquer immédiatement ?»

Les livres de l’anarchie n’ont jamais appris à personne comment attaquer la propriété et la domination. Certes, on peut en tirer des éléments importants, qui peuvent aider pour clarifier les idées, qui suggèrent des parcours d’action et de réflexion. Mais ils ne suffissent pas.

Il faut encore y ajouter un autre élément. Il faut le cœur, la décision, l’engagement, le dépassement de la fracture morale, qui n’est pas facile à dépasser. Quand apparaît sous les yeux de notre instituteur, de notre employé de banque ou de notre employé de la commune la figure d’un Duval, ils sont immédiatement fascinés.

Mais il s’agit d’une fascination suppléante. Cette figure personnifie tout ce qu’eux-mêmes n’ont jamais réussi à faire, tout ce qu’ils ne feront jamais. Et ils souffrent de cette conscience. Et parce qu’ils en souffrent, ils inventent des justifications, dont celle d’une condamnation de l’attaque directe et immédiate n’est pas la dernière. Et, alors, de la justification de leur propre faiblesse à la calomnie de la force qu’ils ne peuvent pas ne pas admirer chez les autres, il n’y a qu’un petit pas.

Je n’ai pas l’intention ici de réduit tout au vol, au sabotage, à la destruction des hommes et des choses par lesquels la domination se réalise. La révolution anarchiste est bien plus complexe et étendue.

La question est tout simplement suggérée par la figure de Duval. Je n’en parle donc pas parce qu’il me reste encore dans la gorge quelque chose à cracher. Les projets révolutionnaires des anarchistes ne peuvent tout simplement pas se baser sur les cinq francs de contributions auxquels Malatesta faisait référence dans son inquiétude par rapport aux choix de ces compagnons.

La décision d’attaquer en petits groupes n’est d’aucune manière supérieure à la lutte de celui qui se bouge d’une autre façon, qui diffuse des idées anarchistes, par exemple en éditant un journal, qui discute sur des problèmes spécifiques et qui les approfondit à toute occasion, qui participe à toute une série de luttes intermédiaires qui ne semblent pas avoir de fin mais qui pourraient toujours provoquer l’étincelle pour des faits insurrectionnels d’une ampleur plus vaste.

Il ne s’agit pas ici de misérables questions de gradations ou de mérites. Le problème est justement l’inverse. Nombre de polémiques qui ont toujours déchirées le mouvement anarchistes, des tonnes de calomnies dont parlait Duval, provenaient de condamnations aveugles du choix d’attaquer immédiatement par des compagnons qui prônaient d’autres stratégies d’intervention.

Jean Grave, pour donner un exemple d’il y a longtemps, n’aurait pu être un partisan de la « propagande par le fait » (auquel Duval se dédiait comme un pionnier) à cause de sa vision sous-jacente de l’anarchisme. Cette vision part d’une éducation progressive et illimitée des masses en vue de la glorieuse conclusion révolutionnaire qui fondera d’un jour à l’autre le monde futur de la liberté.

Mais sa vision, qui est totalement légitime, ne peut pas constituer une légitimation pour les bassesses contre des compagnons (comme, par exemple, contre Bonnot et ses compagnons) qui agissaient d’une autre manière. Et combien de compagnons (qui choisissent pour une autre forme d’intervention anarchiste dans la réalité) ne s’amusent pas aujourd’hui à calomnier et dénigrer les compagnons qui, aujourd’hui comme hier, insistent sur l’attaque directe et immédiate contre les hommes et les choses responsables de l’exploitation ? Ils sont certainement légion.

Limitons-nous au problème du vol.

Tout pris en considération, le besoin d’argent, que nous avons tous, peut être résolu de deux manières : soit en travaillant, soit en volant. Il existe aussi une troisième manière que j’exclus ici par définition, c’est-à-dire d’être rentier ou d’être né riche, car il ne me semble pas que de tels anarchistes ont existé. Et s’il y a eu des compagnons qui se sont retrouvés dans une telle situation, ils se sont débarrassés le plus vite possible de ce que le destin avait chargé sur leurs épaules.

Oui, il existe certainement quelque industriel qui joue avec la mécompréhension d’être un individualiste et qui prétend d’être un anarchiste parce qu’il « fait ses propres affaires ». Mais là il s’agit de mots, pas de substance. Il n’existe donc que deux voies pour obtenir l’argent dont on a besoin pour vivre. Et il faut choisir.

Il n’y a pas de doute qu’on fait un choix respectable si on choisit la voie du travail. Celui qui se vend, le fait toujours avec les meilleures intentions du monde. Pour sa survie, la survie de ses enfants, de sa famille. Et c’est sur ce socle incontestable que se construit, petit à petit, toute la structure sociale de contrôle et de répression. Les besoins primaires produisent les secondaires, du besoin de pain on passe au besoin de prestige social, de reconnaissance de sa capacité par d’autres, d’être quelqu’un. Une maison, une voiture, des vacances, des voyages, des bijoux. De petites choses, certes.

Quel anarchiste déniera à ses enfants le droit d’obtenir un diplôme, même si toutes les réflexions critiques démontrent que c’est un attrape-nigauds ? Pourquoi est-ce que, précisément, son fils devrait être le pigeon de service ? Pourquoi est-ce que, précisément, son enfant ne pourrait pas réussir à monter l’échelle de la hiérarchie sociale ; il ne revient quand même qu’à l’enfant de l’accepter et de le refuser, et pas aux choix de son père ? Et là, le cercle se ferme.

Le travailleur produit l’exploitation et l’exploitation reproduit le travailleur.

La brisure du cercle vicieux est confiée à des éléments externes, étrangers à la volonté de l’individu : crises du capital, guerres entre les Etats, inondations mondiales, champignons radioactifs. Et en absence de tout ça, c’est l’attente. La préparation, mince !, ça oui ! Les anarchistes se préparent en permanence, préparation et approfondissement critique, lire, toujours plus, toujours mieux, et pourquoi pas, aussi les textes les plus extrêmes et sauvages.

Les changements profonds dans la structure productive ont modifié le rôle du travailleur. Les temps de Duval sont loin. Aujourd’hui, le travailleur est si possible encore plus responsable de l’exploitation qu’à l’époque de Duval.

La misère et l’ignorance généralisée engendraient un besoin extrême de travail. Ce besoin était tellement pressant qu’il ne restait plus de temps pour réfléchir : c’était mourir ou accepter des miettes. La sous-alimentation et la maladie ne laissaient souvent d’autre choix que la mort immédiate, de misère, ou la rébellion aveugle et désespérée.

Ceci faisait qu’on voyait le travail et sa fonction autrement (et ça l’était en effet). La société libérée de demain pourrait être perçue comme une continuation de la société d’exploitation d’aujourd’hui. Certes, une continuation en passant par la rupture (révolutionnaire), mais continuation tout de même. Le travailleur était fier de son métier. Duval était fier d’être un forgeron, de manipuler avec ces propres mains des matériaux durs comme le métal. Et pour rester parmi les compagnons de Duval : pour Léauthier c’était une question d’honneur de frapper l’ennemi avec son propre outil de travail, l’allène, tandis que les rapports policiers décrivent Marpaux comme « un bon travailleur ».[6]

Substantiellement, les ouvriers les plus exploités, les couches de misère extrême qui se vendaient aux employeurs, constituaient la grande majorité. La structure pyramidale de la production, très centralisée, était dans les mains d’un petit nombre de propriétaires, d’une couche négligeable de chefs d’entreprises et d’associés d’affaires, mais reposait sur les innombrables crève-la-faim qu’on mettait à la porte au moindre changement des lois du marché.

Et là il faut faire une réflexion souvent négligée.

Les luttes revendicatives ont augmenté le niveau de vie des travailleurs. Elles ne les ont peut-être pas levés au niveau du bien-être pour tous, mais, tout de même, à un niveau de possibilités financières suffisantes. En même temps, les conditions de travail et la vie à l’usine changeaient.

Des améliorations et des systèmes d’assurances et de retraites ont renforcé la situation financière et sociale du travailleur. Cela ne s’est pas traduit par une plus grande disposition à la lutte, ce que les prétentions naïves des partisans des luttes ouvrières et syndicales avaient pris pour quelque chose de quasi certain ; au contraire, ce fut le début d’un affaiblissement. Les transformations du capitalisme postindustriel ont fait le reste.

Mais limitons-nous ici à ce grand problème de l’affaiblissement de la conflictualité suite à l’amélioration du niveau de vie des travailleurs.

En soi, cela est très compréhensible et a son pendant dans presque tous les champs des rapports humains. On voit immédiatement qu’il s’agit de pure répression. Pourquoi cela reste-t-il, alors, encore si difficile à comprendre aujourd’hui ? C’est parce qu’on refuse de voir les conséquences de l’intégration de l’individu dans le système productif. Aujourd’hui, le travailleur produit quelque chose qui le dépasse, du fait de la sectorisation de l’économie, et qu’il ne comprend donc pas. Mais la finition de l’objet produit, la finition en termes de symbole social, lui est offerte comme si c’était à portée de main. En autres mots, le travailleur d’aujourd’hui n’est qu’en quantité négligeable le forgeron qu’était Duval. Il produit, par exemple, des voitures, mais n’a pas la réalisation matérielle entre ses mains. Ordinateurs, robots, chaînes de production synchronisées, distance, stockage territorialement diffus : tout cela lui enlève la vision directe sur la chose produite. Cette chose lui est alors refourguée comme objet de consommation à travers le système de distribution commerciale qui la transforme en symbole donnant du prestige, donc de la reconnaissance et la confirmation du succès personnel.

La circulation d’objets transformés en symboles, donc des objets dont l’ancienne valeur d’usage est remplacée par un ensemble de valeurs symboliques et marchandes – ce qui n’est pas facile à dénouer –, ne se limite pas au seul moment économique (consommation et production), mais implique la société dans son entièreté, une société de symboles et de besoins induits. Et on ne peut presque plus se soustraire à leur nécessité.

Ainsi le travailleur, qui, d’un côté, est devenu plus riche, est devenu de l’autre côté plus pauvre, un engrenage dans la circulation fictive des richesses qui ne l’enrichissent plus mais qui le désarment devant les exploiteurs et le rendent complice à eux.

La rébellion d’aujourd’hui, autant celle d’un Duval, ne peut donc plus arriver par la dimension positive du travail. Il n’y aura plus de compagnons qui, quand ils revendiquent leurs vols et tout le reste de ce qu’ils avaient décidé de faire devant le tribunal, diront avec la fierté d’antan que tout leur a été enlevé et qu’ils ont donc le droit à « la reprise individuelle » en attendant la reprise collective.

L’attaque contre la propriété et contre les responsables de l’exploitation, le sabotage, la destruction de ce qui opprime, ne peuvent plus naître de l’impossibilité de trouver du travail, mais partiront toujours plus d’une renonciation consciente aux promesses illusoires du travail.

Cela dit, la critique du travail n’est pas un problème facile et il serait bon que les compagnons le traitent de façon attentive. Je ne m’étends pas là-dessus étant donné que ça a déjà été fait ailleurs d’une façon plus détaillée[7].

Les considérations que je veux approfondir ici, à propos du milieu répressif dans lequel est arrivé Duval après sa condamnation, concernent le même rapport entre une amélioration des conditions et une diminution de la combativité.

Dans notre imagination, Cayenne reste toujours le comble de cruauté. Si en lisant un roman ou peut-être en regardant un film on cherche à reconstruire ces expériences, cela nous fait frémir. Je me suis demandé qu’est-ce que nous aurions pu et su faire dans de telles conditions. Ceux qui, parmi nous, ont connu la prison et la torture, comme c’est devenu le pain quotidien dans le monde actuel, continuent aussi à se demander comment nous aurions réagi dans les conditions de torture et d’emprisonnement qui avaient cours sur les îles de Guyane.

Une réponse superficielle pourrait être que là aussi, tout comme Duval et ses compagnons, nous aurions craché notre fierté anarchiste à la gueule des gardiens. Mais je n’en suis pas très sûr. Je n’en suis pas sûr, en premier lieu en tant qu’anarchiste qui cherche à regarder les choses de façon critique ; et deuxièmement en tant qu’homme qui a vu trop de choses, et trop de choses laides pour ne pas connaître un tout petit peu le cœur des gens, le cœur de mon contemporain.

Il n’y a pas de doute : nous sommes affaiblis. Tous, sans exception. Le nivellement de la société actuelle nous a rendus négociateurs et opportunistes. Peut-être pas tellement au niveau hypothétique, mais ça reste à voir au niveau concret. J’ai connu des compagnons qui voulaient manger le monde entier et que j’ai vu, après cinq ou dix ans de prison, accepter n’importe quel compromis qui les ferait sortir de leur situation. Il ne faut pas me comprendre à travers, il n’y rien de sale à cela : pas de délation ou de trahison des compagnons, rien de tout cela, juste un simple consentement aux propositions de l’Etat. Qu’est-ce que veulent nos persécuteurs d’aujourd’hui de nous, en fait : une petite déclaration, un geste de dissociation, quelques phrases sur papier, rien de plus. Pourquoi ne pas l’accepter et sortir de la boue ?

C’est un fait que nous sommes tous devenus plus faibles. Tous. Comment réagirait-t-on devant un Etat qui nous propose, en cas de non-signature, une année en chaînes, au pain sec, dans des températures tropicales et enfermé dans une cave avec les rats comme seul compagnie ?

La réponse immédiate (et superficielle) serait que dans ce cas-là, on acceptera beaucoup plus vite. Mais en fin de compte, ce n’est pas ainsi. Une telle réponse ne saisit pas le problème et ne rend pas justice à mes considérations. Je ne suis pas en train de dire que pire vont les choses, mieux va la lutte révolutionnaire, je dis quelque chose de plus complexe. Les choses ne peuvent pas empirer à cause du comportement méchant d’un quelconque gardien de la périphérie. Ça peut arriver (personnellement, je l’ai vécu plusieurs fois), mais ce sont des cas exceptionnels. Les conditions dans lesquels Duval s’est retrouvé, répondent à la situation multiple du monde comme il était à cette époque-là : dans l’usine, dans la famille, dans la vie quotidienne et donc aussi dans les prisons et les régimes spéciaux pour les déportés.

Une société violente et implacable, où les patrons ne faisaient rien, ou peu, pour cacher leurs intentions et où les exécuteurs des hautes et basses œuvres de la Justice agissaient en conséquence. Moins d’hypocrisie, moins de bien-pensance, moins de radotage, moins d’assistancialisme, moins de démocratie. Celui qui attaquait la propriété savait à quoi s’attendre. Celui qui distribuait un tract anarchiste, risquait jusqu’à huit ans de travaux forcés. Et malgré tout, des compagnons distribuaient des tracts, collaient des affiches… et ils étaient nombreux, et ils n’avaient pas peur, et ils ne faisaient pas de calculs.

Imaginez, aujourd’hui nous aussi, anarchistes, nous collons des affiches et distribuons des tracs, nous aussi, nous parlons et critiquons, et tout le reste, mais quels risques concrets courons-nous ? Quelques mois de prison dans le pire des cas. Si le pouvoir décidait demain, tout d’un coup, de punir ce genre d’activités anarchistes de huit ans de travaux forcés, combien d’entre nous continueraient ? Très peu, peut-être même personne. Non pas par parce qu’individuellement pris, nous les compagnons serions devenus plus lâches et plus calculateurs que Duval, mais parce que le contexte social rend une telle condamnation lourde, illogique, parce qu’elle ne correspond pas à l’évolution de nos habitudes et qu’elle est donc impensable. Et comme toute chose impensable, il n’est pas facile de se l’imaginer.

D’autre part, l’amélioration des conditions dans la société nous a rendus, comme je l’ai déjà dit, plus faibles et donc inaptes à une radicalisation de la lutte.

Si cela était vrai, nous saurions, à l’inverse, comment vaincre les obstacles qui se présentent pour des raisons internes à la structure de la société, donc à cause d’un glissement interne de différents composants de celle-ci (comme on a pu le voir en ex-Yougoslavie : la barbarie la plus absolue était aux portes du monde civilisé et il n’a pas fallut longtemps avant qu’elle arrive).

Mais tant que ces glissements objectifs n’arrivent pas, nous nous laissons (concernant nos capacités individuelles à affronter une situation répressive) trop facilement impressionner dans la plupart des cas.

Le bon-chic-bon-genre – apparent – de la démocratie nous a rendus plus faibles. Le coup a ainsi pénétré plus profondément. Nous avons mille scrupules. Les anarchistes, braves gens.

Duval et ses compagnons n’étaient pas ainsi. Ces temps étaient trop différents des nôtres. Voilà pourquoi nous risquons en lisant sur leurs actions, maintenant, tant d’années plus tard, de nous contenter de les admirer et basta. Nous risquons de les transformer en histoires abasourdissantes.

Mais si nous ne soulevons qu’un petit peu le voile de la tromperie démocratique, nous nous rendons compte que la distance entre le pouvoir et ceux qui le subissent est restée identique.

D’un côté les inclus, maintenant quasi entièrement en sécurité à l’intérieur de leurs petites forteresses médiévales, uniquement prêts à marchander de meilleures conditions en échange de la perpétuation de la domination ; de l’autre les exclus, toujours plus désarmés, toujours plus bêtes. Parmi les nombreux résultats de la stratégie possibiliste, nous pouvons compter qu’elle a réussi à nous déconseiller d’utiliser dans la lutte tous les instruments possibles, sans distinctions.

Ainsi nous avons été transformés en gentlemen habitués à discuter et à débattre dans les assemblées, mais inaptes à la bagarre aux couteaux, une dimension toujours possible de la lutte contre les oppresseurs. Tandis qu’eux, nos chers maîtres du bon-chic-bon-genre, peuvent nous attendre à n’importe quel moment avec des mitraillettes qui crépitent, nous abattre en toute bonne conscience ou nous torturer dans les caves d’une prison lointaine, loin de la lumière du jour, et ensuite imputer officiellement notre mort à un arrêt cardiaque.

Mais toute catégorisation laisse les choses comme elles sont. Les misérables accablés par l’exploitation sans se rebeller sont innombrables, qui acceptent le peu qu’on leur donne en échange, qui rêvent d’une impossible ascension sur l’échelle sociale, qui se traînent sur le chemin de la souffrance et qui sombrent.

De la même façon, les vendus (ceux qui soutiennent le pouvoir de la force de leurs bras ou des finesses de leurs cerveaux ; flics ou dessinateurs des miraculeuses vertus des dominants de service) attendent que les choses s’améliorent pour obtenir, à la fin de la course, leur petite retraite.

Des sommets où le jeu du pouvoir devient palpable, sommets pleins de responsabilité et de saloperies, jusqu’au serviteur le plus bête de l’Etat ; et transversalement, du plus bas producteur qui souffre en fabriquant quelque chose que lui est devenu incompréhensible, jusqu’au cadre intermédiaire, sûr de lui, et dont le bien-être misérable est garanti, personne n’est vraiment satisfait de sa propre situation.

Le bureaucrate important qui accumule du fric et des responsabilités, qui a obtenu un prestige incontestable, lui non plus n’est pas satisfait de sa situation. Et d’une façon étrange, cela le lie avec l’exploité le plus misérable qui cherche à survivre. Mais presque jamais, ni l’un, ni l’autre ne se rebelle. Le premier pour des raisons, fondées en apparence, de bien-être obtenu, le second pour des raisons, en apparence tout aussi fondées, d’insatisfaction et de misère.

Mais est-ce que le bien-être ou la misère peuvent vraiment satisfaire l’homme ? Ou est-ce que la misère fait automatiquement de l’homme un rebelle ? Non. Il faut encore autre chose. Et quand cette autre chose est là, la rébellion explose.

La misère en soi ne suffit pas à créer un rebelle, tout comme le bien-être en soi ne suffit pas à satisfaire quelqu’un de son rôle d’exploiteur privilégié.

Souvent, la misère engendre d’autres misères, et un embrouillement consécutif de la conscience, plus d’adaptation et plus de soumission, peut-être même la foi chrétienne dans un monde meilleur après la mort. Souvent, très souvent, le bien-être engendre un désir de plus de domination, de positions sociales plus hautes, de plus d’accumulation et de reconnaissance par d’autres.

Mais ceci ne sont pas des modèles absolus. Il y a des rebelles de différentes origines et souvent la misère, comme motivation de l’instinct de révolte, n’est pas un fondement sûr.

Le rebelle bouleverse la situation d’où il part. Que ce soit la misère ou le bien-être, le rebelle se pose contre. Et il n’est pas dit qu’il soit plus facile de lutter contre la misère. Sur ce plan, il n’y a pas d’évidences, tous les lieux-communs du passé devraient être revus sans fermetures idéologiques.

Une nouvelle manière de voir la vie (que serait la rébellion autrement ?) ne se construit par en démolissant la manière précédente, mais en y pénétrant, en bouleversant des schémas et des catégories, en critiquant les convictions dépassées et fausses, donc en faisant vibrer ses propres désirs et en les orientant sur le totalement autre, mais aussi sur ce qui est déjà connu parce que ces désirs sont devenus complètement inacceptables dans la dimension précédente.

Souvent le rebelle se retrouve dans la situation tragique d’en même temps comprendre et ne pas comprendre ce qui est en train de se passer. Il contredit et se contredit, il va à l’encontre du nouveau, donc aussi de la démolition du vieux ; il reste amoureux d’émois et de mémoires qui appartiennent au vieux monde. Il n’existe pas de ligne droite qui continue sans jamais fléchir. Rien en nous ne meurt une fois pour toutes, rien n’est définitivement vie nouvelle. Le rebelle n’est jamais saint dans tous ses aspects. Aucune rébellion n’élève la vie au-dessus de tout doute possible.

A une époque, on a pensé à tellement nombreux que la révolution n’était peut-être pas très simple, mais c’était malgré tout un procès linéaire. Les plus aventureux d’entre nous avançaient des doutes, mais en fin de compte ces doutes restaient des discours marginaux si on les compare au mouvement qui semblait s’étendre implacablement. Les caprices idéologiques sont comme les amours amers les plus inexorables. La lecture des événements a toutefois produit des considérations plus matures.

Certains ont saisi la signification meurtrière de ces considérations et se sont retirés de manière ordonnée en acceptant l’offre du pouvoir. En échange de quelques miettes misérables, ils sont allés remplir les interstices de la collaboration.

D’autres ont saisi la signification vitale de telles considérations et ont élargi leurs propres horizons critiques. Ils ont commencé à approfondir des points de départ qui, auparavant, ne semblaient pas fondés. Ainsi, les nouveaux concepts n’écartent pas les vieux (le désir vers « la fin de la lutte » implique aussi l’écartement de ce qui s’est déjà passé), mais les bouleversent totalement, les transforment et les préparent à être ré-élaborés en nouveaux concepts. La vie serait un bagne incolore et dépourvu de sens si on ne réussissait pas à la lire par le prisme d’une continuation d’idées et de sentiments.

Finalement, nous avons compris qu’aucune révolution ne sera le résultat de la somme de certains événements, que ce soient des faits individuels ou sociaux généralisés. Le destin de la vision quantitative est de générer les conditions d’une croissance ultérieur, et ainsi de suite jusqu’à l’infini. Dans cette direction, il n’y a pas de limite.

Si nous avons compris cela, on ne sait toujours pas ce qui amène la rébellion dans la concrétude des choix individuels radicaux. Pourquoi est-ce qu’un Duval agit comme il agit ? Par misère, tempérament, lecture anarchiste, fréquentation de milieux anarchistes où fermentent des incitations révolutionnaires, par hasard ? Qu’est-ce qui produit un rebelle ? On ne sait pas. Parfois on peut indiquer les choix et les conséquences de ces choix, qu’en outre on ne peut analyser que dans le miroir mutilant de la reconstruction.

Le cœur, ou mieux dit, les sentiments.

Mais est-ce que les sentiments ne pourraient pas non plus être des éléments d’ordre, de prudence, soit, de consentement ? Sans doute. Il n’existe pas d’adéquation entre les sentiments et la rébellion, car cela sonnerait comme de prétendre que pour rebeller, il faut endormir la raison. Le cerveau et la conscience, réfléchir et étudier, peuvent être des éléments importants de l’action révolutionnaire, que l’on comprend ici comme commençant par la révolte individuelle, mais celle-ci ne peut pas être résumée à cela. Toute réflexion porte à une prise de conscience : plus nous en savons, moins nous pouvons nous réfugier derrière l’ignorance.

Mais toute prise de conscience ne porte pas automatiquement à la rupture de l’équilibre, à la dimension de l’attaque. Souvent, la conscience et la réflexion rendent l’action plus lourde ; ne facilitent pas son élaboration. A d’autres moments, l’inverse peut arriver, mais comment s’y orienter ?

Il n’existe ni règle générale ni tendance suffisamment compréhensible. Le plus souvent, ce ne sont pas les intérêts qui incitent à la rébellion, mais bien la dignité lésée. Et pour la réponse à l’oppresseur, une réponse qui devient alors l’attaque au cours de sa maturation, il ne faut que peu.

L’esclavage d’un seul homme sur terre est mon esclavage car à cause de sa souffrance, je ne peux jamais être libre. Comme on voit, on se retrouve ici loin au-delà de la simple revendication. Par une simple métaphore qui n’honore pas l’idée derrière, on peut considérer la défense de ses intérêts (comme par exemple dans un discours syndical) comme une lutte contre toute lésion à la dignité. Certes, les chemins de la révolte sont des sentiers tortueux, mais ils présentent quand-même des analogies.

Duval mûrissait par l’action au milieu de la misère et de la difficulté de la vie, mais aussi par l’approfondissement théorique, la discussion, les assemblées populaires. Ensuite, d’une façon cohérente, il a réfléchi sur ce qu’il avait à faire. Il se donnait les moyens pour agir (tout d’abord l’argent) et attaquait l’ennemi. Quand on est convaincu de ce qu’on fait, tout devient extrêmement simple. Alors, plus rien ne peut nous retenir. Une fois qu’on a réalisé l’unité de la théorie et de l’action, elle ne se rompt pas facilement.

Ailleurs les bavardages, les calculs, l’attente.

 

[Ce texte est originellement de Alfredo M. Bonanno et fût publié comme introduction au livre Clément Duval, Memorie autobiografiche, Arkiviu-bibrioteka “T. Serra”, Guasila, 1996. Ensuite, le texte a été repris dans Alfredo M. Bonanno, A mano armata, 2ième édition, Edizione Anarchismo, Trieste, 2009.

Le texte fut légèrement adapté et publié dans le numéro 3 de Salto.]

[1] Vittorio Pini (+-1860 – 1903). Après avoir participé dans les années 1870 aux activités des internationalistes en Italie, Pini émigre vers la France en 1886. Avec d’autres, il forme un groupe anarchiste (« Les intransigeants de Londres et Paris », « Les vagabonds de Paris », les « Rebelles de Saint-Denis » ou encore « Le groupe des introuvables »). Le groupe se dédie entre autres à des expropriations et réalise toute une série de cambriolages audacieux chez les puissants. Le butin est en grande partie utilisé pour financer des journaux anarchistes comme « Il Ciclone » (1887) et « Il Pugnale » (1889). Le groupe a aussi fondé une imprimerie. En 1888, Pini est accusé par l’Ambassade italienne de différentes actions : avoir poignardé un agent du gouvernement italien, des cambriolages, la fabrication d’explosifs et l’élaboration d’un plan pour assassiner un général italien. Pini serait aussi parmi les protagonistes du groupe « La Cloche de Bois » qui aidait des compagnons en difficultés à déménager discrètement quand ils ne pouvaient plus payer le loyer. En outre, des socialistes italiens l’accusent d’être à la solde de la police. Le 13 février 1889 il se rend avec Luigi Parmeggiani en Italie pour poignarder un des socialistes calomniateurs à Mirandola. Trois jours plus tard, la police tente de les arrêter, mais les compagnons ouvrent le feu et s’enfuient vers la France. Le 18 juin 1889 Pini est dénoncé et arrêté, avec les compagnons Placide Schuppe, son frère, Maria Schoenen et la compagne de son frère. Lors de son procès le 4 novembre 1889, Pini tente de décharger ses présumés complices et revendique ses vols : « Soyez-en certains, je ne rougis pas de vos accusations et j’éprouve un doux plaisir à être appelé voleur par vous. » Il est condamné à 20 ans de travaux forcés en Guyane. En 1898 il s’évade, mais est repris au Suriname. En 1903, Pini meurt en Guyane.

Auguste Vaillant (1861-1894) jette le 9 décembre 1893 une puissante bombe dans l’Assemblée nationale de la République Française en pleine séance parlementaire. Cinquante personnes sont blessées, dont Vaillant. Il voulait entre autres venger l’exécution de Ravachol. Lors de son procès, il déclare « “Messieurs, dans quelques minutes, vous allez me frapper, mais en recevant votre verdict, j’aurai au moins la satisfaction d’avoir blessé la société actuelle, cette société maudite où l’on peut voir un homme dépenser inutilement de quoi nourrir des milliers de familles, société infâme qui permet à quelques individus d’accaparer les richesses sociales. Las de mener cette vie de souffrance et de lâcheté, j’ai porté cette bombe chez ceux qui sont les premiers responsables des souffrances sociales. » Il est condamné à mort et guillotiné le 5 février 1894. L’anarchiste italien Sante Geronimo Caserio le venge le 24 juin 1894 en assassinant avec un poignard le président français, Sadi Carnot, à Lyon.

[2] Clément Duval a écrit ses mémoires, Moi, Clément Duval, bagnard et anarchiste avec l’aide de l’anarchiste italien Luigi Galeani. Une première version italienne a été publiée par L’Adunata dei Refrattari (New York), quelques extraits traduits sont parus de l’Endehors en France. Il faut dire que Galeani ne s’est pas retenu de « récrire » des bouts, de supprimer des passages, etc.

[3] Jean Grave (1854-1939) était un écrivain important et un protagoniste du mouvement anarchiste français. Il est à l’initiative de la revue Les Temps Nouveaux qui a publié plus de 900 numéros. Il était un défenseur doctrinaire du communisme libertaire et ne supportait pas les individualistes, les illégalistes et les anarchistes autonomes. Il a même répandu la fausse rumeur que l’anarchiste et individualiste Albert Libertad était un indicateur. Jean Grave a signé le « Manifeste des Seize », par lequel différents anarchistes (dont, entre autres, Kropotkine) apportaient leur soutien aux gouvernements qui faisaient la guerre avec l’Allemagne dans la Première Guerre Mondiale.

[4]     Possibilisme, c’est la conception et stratégie politique qui divise le but final en différentes étapes (pas par pas). Dans ce sens, c’est plus ou moins un synonyme pour réformisme.

[5] Buenaventura Durruti (1896-1936) et Francisco Ascaso (1901-1936), des anarchistes espagnols bien connus, formaient dans les années 20 le groupe Los Solidarios, un groupe d’attaque qui a réalisé plusieurs attentats. En juin 1923, Los Solidarios assassinent le cardinal Soldevilla, un des plus importants financiers des dits pistoleros, crapules payés par le patronat espagnole pour briser la résistance ouvrière en blessant et assassinant des combattants. Après l’attentat, Durruti, Ascaso et Jover se réfugient en Amérique du Sud et en Argentine, ils participent à toute une série de braquages de banque pour financer le mouvement. Ils retournent clandestinement en France où ils sont arrêtés le 25 juin 1926. Ils sont condamnés à une peine de prison et expulsés. Plusieurs pays européens, dont la Suisse et la Belgique, les expulsèrent à leur tour. Au final, ils rentrent en Espagne pour continuer la lutte anarchiste là-bas.

L’Encyclopédie anarchiste fût un projet de Faure entre 1925 et 1934. Il n’y a que le premier tome, 2893 pages en quatre volumes, un « dictionnaire » anarchiste, qui est édité. Des centaines d’anarchistes toutes tendances confondues y participèrent.

[6] Léon-Jules Léauthier (? – 1894) était un jeune cordonnier anarchiste qui décida en 1894 d’assassiner le premier bourgeois qui croiserait son chemin. « Je ne frapperai pas d’innocent si j’attaque le premier bourgeois que je vois. » Dans un restaurant, il se choisit un client décoré (qui se révèlera plus tard être un ministre serbe) et l’assassine avec une allène. Il est condamné aux travaux forcés à perpétuité et mourût en 1894 lors de la mutinerie sur les Iles du Salut en Guyane.

Edouard Marpeaux (1866-1894) était un anarchiste qui participait à la « Ligue des anti-patriotes » à Paris et au groupe d’expropriateurs autour de Pini. Il réalisa plusieurs expropriations. Le 17 novembre 1893, quand il allait chercher le courrier au bureau de poste, il tenta d’échapper au piège policier en poignardant à mort un agent. Il fût quand même arrêté et condamné, le 28 février 1984, aux travaux forcés à perpétuité. Il mourût quelques mois plus tard, le 23 octobre 1894, lors de la mutinerie sur les Iles du Salut en Guyane.

[7] Comme par exemple Alfredo M. Bonanno, Détruisons le travail, Tumult Editions, Bruxelles, décembre 2013 ou dans Salto, numéro 2, novembre 2012 sous le même titre.

L’imprévu

Monday, August 11th, 2014

Parfois, on en vient à penser qu’il est vraiment dommage que la révolution de “référence” pour les anarchistes soit celle survenue en Espagne en 1936. Une révolution née comme réaction rageuse, déterminée et consciente à un coup d’Etat. Une révolution qui pouvait compter sur une grande organisation anarchiste spécifique, qui a son tour influençait le plus grand syndicat du pays. Une révolution qui a vu des anarchistes entrer au gouvernement et accepter la militarisation au nom de l’urgence des choses, des nécessités tactiques du moment. Trois éléments, contenus dans une seule expérience qui, à force de passer pour un modèle historique, ont enraciné dans l’esprit de nombreux anarchistes l’idée que la révolution a besoin : a) d’une soi-disant motivation idéale d’ordre supérieur ; b) d’un appui populaire quantitativement significatif ; c) d’un opportunisme agile et attentif, prêt à se débarrasser de n’importe quel principe jugé trop encombrant. Un vrai malheur, car là où ces trois éléments sont absents, ou même si on n’en refuse un seul, il ne reste pour beaucoup que la résignation ou la lutte entendue comme duel privé. Et pourtant…

On peut prendre acte autant qu’on veut de l’actuelle absence, au sein de la société, d’une aspiration qui aille au-delà d’une survie pacifique au milieu des marchandises, alors qu’il suffirait de regarder avec attention l’histoire des révolutions (ou celle des émeutes) pour remarquer que celle d’Espagne, avec sa noble cause, constitue plutôt une exception. Dans les autres cas, on était presque toujours en présence d’une situation de mécontentement généralisé, de fortes tensions sociales, qui ont éclaté à l’improviste pour une raison futile. En 1871 en France, la Commune naît après un litige sur le déplacement des canons disposés pour défendre la capitale, dans une nation en guerre et déjà défaite. En 1913 en Italie, la Semaine Rouge commence lorsqu’un carabinier un peu trop nerveux confond des pétards avec des coups de feu, et appuie à son tour sur la gâchette. En 1918 en Allemagne, le prétexte fut la ration périmée donnée aux marins sur les navires de guerre. Il s’agissait de périodes où la question sociale était de toute façon à l’ordre du jour ? C’est vrai. Mais à Los Angeles en 1992, ce fut à cause de l’absence de condamnation de policiers violents filmés par hasard pendant qu’ils faisaient ce que tous les policiers font quotidiennement dans n’importe quel pays. En Albanie en 1997, ce fut à cause de l’énième spéculation financière. Et ainsi de suite, jusqu’à aujourd’hui, jusqu’aux récents soulèvements arabes déclenchés par le suicide ardent d’un vendeur à la sauvette tunisien. Tous ces événements ne constituent bien sûr pas les raisons qui ont déchaîné révolutions ou soulèvements, parce que leurs racines plus profondes sont et seront toujours résumables à l’absence d’une vie digne d’être vécue. Il s’agit de prétextes. Et les prétextes sont, justement, presque toujours banals.

En réalité, la généralisation de la conscience qu’on appelait dans le temps “conscience de classe”, n’influence pas tant que cela la genèse des soulèvements et des révolutions, parce qu’ils n’en ont pas besoin pour exploser. Los Angeles en 1992, l’Albanie en 1997 ou la Tunisie en 2010 étaient-elles remplies de groupes subversifs avec une assise populaire puissante ? Non, elles étaient seulement pleines de rage, de frustration et de désespoir. Et cela suffit. Lorsqu’elle existe, la présence de subversifs joue, ou peut jouer, sur le cours des événements, sur l’effet de la déflagration sociale, sur les possibilités et les perspectives qui s’ouvrent. Une révolution privée de voix anarchiste aura certainement plus de difficulté à se rapprocher de l’anarchie, à expérimenter des formes d’auto-organisation et d’auto-gestion à l’intérieur de rapports sociaux sans ordre hiérarchique, laissant le champ libre aux solutions autoritaires qui en constituent tout l’horizon. Voilà pourquoi il est important de se préparer, théoriquement et pratiquement, à ce qui pourra surgir. Voilà pourquoi il est fondamental de tenter de diffuser dès maintenant l’aversion contre tous les partis, la haine de toute autorité, la nécessité de l’autonomie. Mais le manque de diffusion préventive du virus subversif n’est de fait pas synonyme en soi d’absence de possibilités insurrectionnelles. Cela reviendrait à tomber dans l’erreur selon laquelle il ne peut y avoir de révolution sans théorie révolutionnaire. Si on ne voit pas autour de soi les masses descendre dans la rue au son de l’anarchie ou du communisme, faut-il en déduire qu’il vaut peut-être mieux rester chez soi ? Evidemment pas. Au fond, ce qui est arrivé à Bakounine, qui a quitté la France quelques mois avant le début de la Commune en décrétant la fin de toute possibilité révolutionnaire dans ce pays, aurait du nous apprendre quelque chose. Par exemple, qu’il n’existe pas de science révolutionnaire mesurable et programmable, avec ses règles d’airain à appliquer. Qu’une des forces qui détermine la révolution, comme le rappelait le bon Galleani, est l’imprévu. Que seule la paix sociale la plus absolue en creuse la tombe. Et donc qu’aujourd’hui, nous nous trouvons en permanence face à des occasions, souvent dues au hasard, qu’il s’agit de savoir prendre au vol et de bouleverser, pour en faire l’usage qui nous convient. Berceuse consolatrice ? Pas tant que ça, parce que ce faisant, on déplace l’attention en allant d’un mécanisme extérieur objectif qui nous console, vers une détermination individuelle aujourd’hui bien démodée.

S’il est une chose qui devrait caractériser les anarchistes, c’est bien le refus de la tyrannie du nombre, le refus de la politique. L’individu avant tout. Quel sens cela a-t-il de rechercher un soutien de masses dont on sait bien qu’elles sont changeantes, produites non par un choix, mais par une humeur qui peut se retourner en son contraire d’un moment à l’autre ? Veut-on réellement entrer en compétition en matière de démagogie avec les différents rackets politiques, en pensant être les plus rusés sur ce terrain absurde ? On l’a déjà dit, les révolutions explosent aussi sans les subversifs. Ce n’est pas la croissance quantitative du mouvement révolutionnaire spécifique ou le pourcentage de sympathies populaires qu’il recueille qui les provoque. De plus, il n’est pas dit que le soutien populaire soit synonyme de victoire, comme les anarchistes espagnols s’en sont rendus compte. Les deux millions de personnes qui ont suivi le cercueil de Durruti n’ont pas empêché quarante années de dictature franquiste. Ce soutien peut plus ou moins exister, et qui plus est en étant momentané ; alors pourquoi devrait-il être le souci permanent et le point de référence de toute action ? Uniquement parce que si les exploités n’ont pas besoin des anarchistes pour se révolter, les anarchistes ont besoin des exploités pour se rapprocher de l’anarchie ? Comme on dit, ce ne sont pas trois chiens pelés anarchistes qui font la révolution.

C’est vrai, la force de choc du nombre est nécessaire, sans aucun doute, mais qui a dit que ce nombre n’existe qu’en allant courtiser chacune de ses unités singulières ? Là encore, le hasard et l’imprévu jouent un rôle fondamental. La perspective d’une force numérique obtenue parce qu’on a réussi à fasciner d’autres individus avec ses propres idées et pratiques -et qui pour cela ont besoin d’être uniques et de se détacher du marasme revendicationiste de gauche- est bien plus enthousiasmante, par rapport à celle d’une force numérique obtenue en allant mendier des consentements ça et là, en se présentant partout sous un beau jour, le chapeau à la main et les rêves cachés au fond des poches. Un soutien populaire a priori ne peut faire saliver que ceux qui ont des envies de pouvoir, ceux qui brûlent d’envie d’ “organiser les masses” parce qu’ils se considèrent évidemment plus compétents que l’Etat et les intéressés eux-mêmes (c’est-à-dire les êtres humains qui le composent). Quant à ce qui pourrait se créer au cours d’une révolution, c’est-à-dire dans le feu de la mêlée, comment pourrait-on le prévoir ? Il est arrivé de nombreuses fois que des idées et des pratiques complètement inconnues soient découvertes ou réévaluées d’un coup, sans qu’il y ait eu besoin d’un processus promotionnel ou pédagogique antérieur. Puis qu’elles soient reprises, diffusées et perfectionnées sans aucun contact entre leurs différents protagonistes. Comme si la révolte s’étendait non pas par contagion directe, mais par réverbération indirecte. Plutôt que de serrer des mains à droite à gauche, mieux vaut donc tenter de vibrer intensément.

Au fond, tout est une question de comprendre ce que nous voulons. La généralisation d’une perspective qui nous tient à coeur, ou la reconnaissance personnelle ? Que toujours plus d’individus soient hostiles à l’autorité et décident pour leur propre compte comment vivre en dehors et contre les institutions, ou que toujours plus de personnes pendent à nos lèvres et viennent applaudir nos projets d’organisation sociale libertaire ?

Une des critiques les plus impitoyables contre les anarchistes espagnols fut celle d’un célèbre communiste anti-stalinien, lui aussi présent sur le champ de bataille de 1936. Dans les articles qu’il a par la suite consacré aux événements, il n’a pu se retenir de se moquer de ces anarchistes, fiers ennemis de l’Etat à la veille de la révolution, pour devenir ensuite ministres lorsqu’elle a éclaté. Et qui non seulement ont contredit leurs idées, en les reniant dans leur essence même, mais l’ont fait en plus pour voler au secours de la bourgeoisie ! Face à une telle misère, il vantait la franchise et la cohérence de ses pairs communistes qui disent ce qu’ils veulent faire, et tentent de faire ce qu’ils disent : prendre le pouvoir pour l’exercer contre tous leurs ennemis. Point barre. A ceux qui lui faisaient remarquer que les compromis des anarchistes espagnols étaient dus au caractère exceptionnel de la situation, c’est-à-dire une guerre qui menaçait la révolution, ce communiste répondait, sourire aux lèvres, qu’il n’existe pas de révolution qui se déroule dans des conditions normales. La révolution est l’exception. Si on met en pratique au moment des faits le contraire exact de ce qu’on a toujours théorisé, on devient pathétique et ridicule. Mieux vaut alors prendre acte de son erreur, être sincère et changer de pavillon, plutôt que de bredouiller des excuses.

Comment lui donner tort ? On ne peut pas s’en sortir. Ou bien on pense que les idées anarchistes sont non seulement théorisables lors de périodes calmes, mais également praticables aux moments de bourrasque, ou bien on s’abandonne au vieux bon sens, selon lequel une chose est ce qu’on dit, une autre ce qu’on fait. Dans le premier cas, l’anarchisme reste avant tout une tension éthique. Pensée et action vont d’un même pas, non par respect d’une identité idéologique empruntée à l’extérieur, mais pour affirmer son individualité intérieure. Et alors, aucun compromis, aucun opportunisme n’est possible. Parce qu’il est, littéralement, inimaginable. Dans le second cas en revanche, c’est la politique qui prend le pas sur l’éthique. Mais alors, quel sens cela a-t-il de défendre la nécessité de l’action directe, le courage de ses propres idées, le refus de toute forme d’intégration politique, si on se précipite ensuite -à la lumière du calcul stratégique- pour faire tout le contraire ? C’est comme se vanter de son intégrité en l’absence de tentations, pour s’en débarrasser à la première occasion.

Et laissons s’il vous plaît tomber les bonnes intentions, inutile d’en parler. Elles ne sont pas en cause. Personne ne pouvait et ne peut aujourd’hui avoir de doutes sur la générosité d’un Juan García Oliver, un des plus proches compagnons de Durruti. Mais qu’il est atroce de voir un anarchiste des Solidarios, ex-bagnard et expropriateur de banques, finir ministre de la Justice. Et à ce titre, ordonner le “cessez-le-feu” à la population de Barcelone insurgée contre le coup de main stalinien de mai 37.

Inutile de tourner autour du pot : si un certain anarchisme “extrémiste” n’a jamais mené à la révolution, comme aiment à le répéter les réalistes les plus réalistes, l’anarchisme “politique” a toujours mené au collaborationnisme avec les forces autoritaires, gage de trahison et de défaite. Il faut donc vraiment abandonner tout modèle et étudier nos potentialités, si on veut réussir dans ce qui a toujours failli. Mais alors, défi pour défi, pourquoi cela ne devrait-il pas se produire pour donner enfin de la force à ses propres aspirations, plutôt que pour faire fructifier pour la première fois une affaire politique ?

 

[L’imprevisto , publié sur Finimondo.org le 7 septembre 2012]

Dans le ventre du sphinx

Monday, August 11th, 2014

Quelques réflexions à propos d’insurrection et de révolution à l’occasion d’impressions égyptiennes

Ce texte ne prétend pas être exhaustif et encore moins offrir une vaste énumération de la succession de tous les faits qu’on pourrait ou non retrouver sur les écrans. C’est une tentative de creuser plus profondément et de donner une signification à une multitude d’impressions acquises, une tentative de poser des questions contemporaines à propos d’insurrection et de révolution, une contribution à la discussion nécessaire sur ces sujets.

 

En résumé… pour celui qui n’était pas entièrement au courant…

Quand en janvier 2011 partout en Égypte, les rues débordaient de personnes qui voulaient en finir avec ce qui les empêchait de vivre (la dictature trentenaire de Moubarak, la police tortionnaire, l’exploitation économique et la faim, en parallèle avec des profits exorbitants et une certaine opulence mais aussi l’étouffement patriarcal de l’individu – homme comme femme, jeune comme adulte[1]). Il n’y avait plus rien qui pouvait freiner la vague. On se débarrassait de la peur, les gens se jetaient littéralement dans la bataille. La mort de chaque martyre était une raison pour encore plus de personnes de se joindre aux combats et de persévérer.

On descendait dans la rue pour du pain, pour la fin de la pauvreté et la démission du président avec ses palais qui crient vengeance. Mais aussi pour la liberté, pour la vie sans mille barrières (dont l’argent en constitue une, mais pas la seule), et pour la disparition de la dictature. Enfin, pour la justice sociale, pour la fin de l’exploitation et l’abolition des privilèges.[2] Ce qui a été attaqué et détruit, démontre en partie le caractère du soulèvement : 90% des commissariats ont été attaqués ou brûlés, des permanences des partis ont été incendiées, des magasins ont été pillés et des symboles capitalistes ont cramés.

Après 18 jours, Moubarak cède le pouvoir au maréchal Tantawi du Supreme Council of Armed Forces (SCAF), ce qui représente en Égypte une structure de pouvoir parallèle à l’État. 40% de l’économie est aux mains de cette mafia (dont la production d’un grand nombre de produits de base pour le marché intérieur), tout comme le territoire du Sinaï est sous contrôle militaire. Partout dans le pays, l’armée possède ou réclame des terrains et des zones entières (ce qui donne souvent lieu à l’expulsion de couches très pauvres de la population). En outre, le service militaire est obligatoire et l’on reste à disposition de l’armée pendant 15 ans.

La police qui a dû s’enfuir lors des 18 journées du soulèvement en caleçon (leur uniforme était un laissez-passer pour un lynchage général), disparaissait de la rue. Leur présence n’était plus tolérée, mais désormais c’était l’armée qui tabassait et arrêtait, enfermait, condamnait (par des tribunaux militaires), tirait à coups de lacrymogènes et de balles sur les manifestations et les émeutes. Pendant le régime du SCAF qui a duré plus d’un an, des centaines de personnes ont été tuées, des milliers ont été condamnées par des tribunaux militaires et incarcérées, et de nombreuses autres ont été torturées et agressées sexuellement. Lors des 18 jours, beaucoup de gens étaient encore en admiration pour cette armée qu’ils considéraient comme marchant « main dans la main avec le peuple », cependant ensuite les masques sont tombés : main dans la main avec le pouvoir. Son image en est sortie irréversiblement ternie.

Sous le régime du SCAF, tout continuait comme avant : la faim, l’exploitation, les mensonges, les chaînes. Et tout continue encore aujourd’hui. Maintenant, deux années plus tard, et l’espoir et l’euphorie de la bataille réussie contre le dictateur sont souvent devenus dépression et amertume, car rien n’a changé, la nouvelle vie qu’on a goûtée lors des 18 jours semble bien lointaine. Le Freedom and Justice Party (le parti politique composé surtout de frères musulmans, mais pas uniquement) a entre temps accédé au pouvoir et Mohammed Morsi est devenu président, néanmoins on les exècre. Si les frères musulmans pouvaient se vanter d’un important soutien populaire avant le soulèvement, c’était parce qu’ils étaient souvent présents par la charité là où l’État était absent, notamment dans les quartiers pauvres et les bidonvilles. Maintenant qu’ils se nichent dans l’État et poussent à une politique capitaliste, nombre de personnes sont évidemment dégoûtées en constatant que les rues où elles vivent sont toujours en mauvais état, que la faim est toujours présente… Et donc, ça continue. D’innombrables bureaux du parti des frères musulmans ont été incendiés, il y a eu de nombreux affrontements entre d’un côté les frères musulmans et leurs fractions religieuses alliées (comme les salafistes) et de l’autre, des révolutionnaires et d’autres enragés. Ces combats de rue (avec des morts dans les deux camps, et pendant lesquels on se sert sporadiquement d’armes à feu) ne peuvent donc pas uniquement être lus comme des combats contre les frères musulmans et le Freedom and Justice Party, ce sont autant des combats pour la continuation du soulèvement, contre un nouveau pouvoir qui rend la vie des gens impossible.

 

Le caractère du soulèvement

 Le 25 janvier 2011 marquait une explosion sociale, un confluant à la confluence de différents foyers conflictuels qui a fait éclater l’ensemble. Elle était imprévisible et incroyable, mais ne tombait pas non plus du ciel.

Ignorées par de nombreuses personnes, les protestations contre Moubarak datent, comme par exemple déjà en 2003, au début de l’invasion de l’Iraq. Comme partout ailleurs dans le monde, cette invasion a causé des troubles en Egypte. Vu que Moubarak avait décidé d’ouvrir le canal de Suez pour les transports militaires des États-Unis, on notait des slogans spécifiques contre le dictateur lors des rassemblements. En 2008, une grève générale éclatait à Malhalla, un des plus importants centres industriels. Cette grève allait de pair avec des protestations massives, des émeutes et des affrontements, des manifestations contre Moubarak, contre la corruption et les hausses des prix. Pour réprimer ce soulèvement commençant, des milliers de flics envahissaient la ville le 6 février. Il y a eu de très nombreuses arrestations, l’électricité a été coupée pendant deux nuits de suite et beaucoup de maisons ont été perquisitionnées dans le delta du Nil. Pendant l’été 2010, le jeune Khaled Saïd a été tabassé à mort dans la rue par des policiers, ce qui a donné naissance entre autres à un mouvement contre la torture. A part ces mouvements politisés, il y avait aussi une conflictualité sociale dans la rue qui s’exprimait toujours plus. Un autre assassinat policier a ainsi été vengé par l’incendie du commissariat en question.

Le mouvement social qui a fait fuir Moubarak en 2011 après 18 jours d’affrontements violents, a donc des antécédents dont on n’a cité ici que quelques exemples. Aussi le jour la date même, le 25 janvier, n’était pas une coïncidence. Le soulèvement a reçu un coup de pouce des activistes qui organisaient depuis un moment des protestations chaque 25 janvier (la journée nationale de la police), ainsi que d’une vague de grèves, de révoltes enragées à cause des fraudes électorales, de la torture de la police et de la pauvreté. Finalement, il faut encore souligner l’élan révolutionnaire énorme allumé par les événements récents en Tunisie. Tout cela faisait que les masses dont débordaient les rues échappaient à toute prévision et à tout contrôle. Même parmi ceux qui étaient habitués à protester dans un cadre bien défini, cela faisait peur. Le 25 janvier était le premier jour du soulèvement populaire.

Ce soulèvement attire notre attention anarchiste à cause de son caractère sauvage et horizontal, de l’absence d’une étiquette politique et d’un message médié[3]. Mais il n’existe pas quelque chose comme un soulèvement « pur ». Les gens qui faisaient des prières sur la place Tahrir démontrent par exemple plutôt la continuité de la domination que la rupture, mais cela ne veut pas dire qu’il s’agissait d’un soulèvement religieux (avec comme résultat final un frère musulman comme président et une nouvelle constitution qui s’inspire de la charia). A travers les eaux tumultueuses des dernières années, cette révolte a touché de nombreux aspects. C’est une révolte portée et approfondie par des gens partant de ce qu’ils sont, et non pas l’image idéale d’un quelconque révolutionnaire. Cet approfondissement continue, et il semble maintenant toujours plus offrir la possibilité d’une remise en question de la religion en tant que telle.

Du pain et des roses

 Une question assez récurrente lors de discussion sur l’insurrection, c’est savoir si ce sont les conditions de vie ou bien le rêve qui font que les gens s’insurgent. C’est clair, si les gens avaient été satisfaits des conditions oppressantes dans lesquelles ils vivent (conditions autant produites par le capitalisme que maintenues par le patriarcat[4]), ils ne se seraient jamais révoltés. Le 25 janvier était une explosion de rage, une révolte, mais la rage ne peut pas être la seule motivation, car elle se consume assez vite.

La résolution têtue d’en finir avec l’oppression était aussi impulsée par un élan révolutionnaire qui fait scintiller le rêve d’une vie différente, et ce rêve a été nourri à travers les expériences des 18 jours magnifiques du soulèvement. C’est entre autres cet élan qui fait en sorte de nous surprendre à nouveau, chaque fois que l’on apprend des nouvelles de l’Égypte en ébullition. C’est une des composantes de l’oxygène nécessaire, celui qui garde une flamme vivante jusqu’à ce jour. Si le réalisme prenait le dessus, il n’y aurait plus besoin de répression, on étendrait alors préventivement son propre incendie.

Le but n’est pas de glorifier ici cet élan comme la solution miracle. Il faut quelque chose qui nous anime pour entrer en action, ça ne fait aucun doute, quelque chose qui fait que nous décidons de jeter par-dessus bord nos peurs. Mais cela ne résout pas la question révolutionnaire. Car après le réveil de l’enivrement de ces expériences intenses, le dégrisement pourrait se révéler pesant quand la partie moins amusante du combat s’annonce. On pourrait alors bien se retrouver trop confus face à la confrontation entre le rêve et le monde moche qui nous entoure, se retrouver tellement déçus, déprimés et désemparés qu’on ne sait plus du tout où aller, quoi faire. Un regard lucide sur les choses reste donc autant nécessaire, une lucidité pour réussir à poser les bonnes questions qui pourraient amener une bonne compréhension de comment agir.

 

Le Tsar est mort

 Pour déblayer le chemin de la révolution sociale en Russie, il fallait liquider la légende du tsar. Cette légende symbolisait le lien qui unissait les basses couches de la population aux dirigeants de l’autocratie à travers la fascination, l’espérance et la vénération. Pendant des dizaines d’années, des révolutionnaires ont mené tentative sur tentative afin d’assassiner le tsar, espérant en finir ainsi avec la vénération vouée par le peuple. Quand le groupe révolutionnaire Narodnaïa Volia y réussissait finalement en 1881, même la mort du tyran ne semblait pas suffire pour briser définitivement son aura, la croyance dans une force qui viendrait d’en haut porter secours. Le chemin était long et était composé d’une mosaïque d’attentats individuels, de révoltes, de désenchantement et de répression sanglante. Ce chemin n’aboutit qu’en 1905 quand le nouveau tsar Nicolas II ordonnait aux troupes d’ouvrir le feu sur les masses qui étaient venues au Palais d’Hiver pour lui demander des concessions. Le carnage a définitivement fait éclater cette aura, cette image divine du tsar. La destruction de la croyance dans le pouvoir personnifié par le tsar était une des tâches les plus importantes sur le chemin vers la révolution russe.

L’histoire égyptienne des deux dernières années a liquidé l’aura des leaders politiques, voilà le véritable sens de la chute du dictateur. Avec lui, l’aura divine et intouchable du président est tombée de son piédestal. Et ce mouvement destructeur ne s’arrête pas là. Après le coup que la réputation de l’armée s’est prise, le mouvement passe à Morsi. On peut difficilement prétendre que, malgré le poids que lui et son parti exercent sur l’Égypte, ils soient craints et vénérés. Les nombreux dessins caricaturaux de toutes sortes de leaders et de chefs qu’on retrouve sur les murs des villes composent un témoignage vivant de l’attitude moqueuse envers le pouvoir. La peur, l’intouchabilité, le respect qu’imposaient les discours télévisés de Moubarak, ont cédé la place au rire bruyant en entendant les conneries de Morsi.

Le soulèvement a montré que le temps de la dictature est révolu et les puissants sont alors allés à la recherche de manières pour faire accepter un nouveau modèle politique. La différence entre la démocratie ici et la démocratie là-bas, c’est que là-bas on veut l’installer et que les insurgés n’étaient pas en train d’attendre qu’une nouvelle tête de nœud vienne les gouverner, non, ils voulaient continuer à lutter. La participation extrêmement faible aux élections dans un pays particulièrement mouvementé ne dévoile donc pas une même attitude apathique telle qu’on peut l’apercevoir en Europe. La non-participation porte en soi le refus de l’ensemble. Les élections font partie de la légitimation d’un nouveau pouvoir. L’insistance sur les élections (comme sur tous les autres spectacles politiques, comme le procès de Moubarak) est perçue comme un manœuvre de diversion, comme une tentative du pouvoir d’attirer l’attention du mouvement révolutionnaire sur lui, une nouvelle tentative pour guider les pensées des gens à l’intérieur des limites imposées par le système.

La société égyptienne se trouve dans une impasse politique : la politique est coupable et indésirable. A chaque fois, politique et élections sont de nouveau un prétexte pour des protestations, des émeutes, des manifestations, des affrontements et des attaques. Il n’existe aucune fraction politique qui dispose d’une base sérieuse. Le Freedom and Justice Party a accédé au pouvoir parce qu’il était le parti qui pouvait compter sur le plus de soutien. Entre temps, ce soutien s’est en grande partie effrité. Mais la question finale et plus fondamentale n’est pas tellement « quelle pourcentage de la population vote ou combien de protestations sont déclenchées par une constitution », mais plutôt : qui est capable de s’imaginer que les solutions aux problèmes ne peuvent pas venir de ceux qui les ont causés (le pouvoir), et qu’il s’agit donc de chasser le pouvoir définitivement ? Qui est capable de s’imaginer l’autonomie, autonome non pas au sens d’autosuffisant au milieu d’un système massacreur, mais autonome en tant que « libéré de tout commandement » ? Quand bien même le pouvoir a été désacralisé, si cette autonomie ne surgit pas, on restera cependant toujours à attendre un nouveau leader, une solution qui tombe du ciel, un dieu, des autres… Que les puissants soient les responsables pour tout est en partie vrai, mais c’est autant le tissu social, cet enchevêtrement de rapports, qui constitue la société du pouvoir, qui perpétue la situation dans laquelle on vit. Lors du mouvement suivant, il incombe à ce tissu social de s’autodétruire.

 

 Signes de révolution sociale

Il n’est pas facile de donner une interprétation contemporaine de ce que serait la révolution sociale. Certaines questions ne sont pas devenues plus faciles au cours des époques. Ainsi, chasser le grand propriétaire foncier et brûler son château restent nécessaires, mais ne suffisent pas en soi comme perspective pour détruire le capitalisme. Tout comme après avoir liquidé les propriétaires des usines, on demeure avec un héritage empoisonné, qui ne nous sert à rien. La notion de révolution sociale est utilisée dans ce texte pour parler du processus révolutionnaire qui touche aux racines de la société, c’est-à-dire à l’enchevêtrement des rapports sociaux qui maintiennent la domination.

Celui qui ne jette qu’un regard superficiel sur l’Égypte dira qu’il y a un nouveau pouvoir, et que la possibilité révolutionnaire a donc été mise de côté, une fois de plus, cela n’a servi à rien. Puisqu’au final, apparemment les gens voulaient un État religieux. Mais un tel raisonnement est erroné et est le produit d’une lecture de l’histoire à travers les œillères que le pouvoir nous a donné. Soyons clairs : une révolution n’est pas un changement de pouvoir, et un changement de pouvoir ne signifie pas forcément la fin de la révolution. Le pouvoir doit peut aussi encore s’installer dans les têtes des gens, en étouffant par son nouveau mantra, l’oxygène dans les esprits qui se sont ouverts à travers la révolution. Dans les leçons de l’histoire, on présente ces nouvelles idées comme des acquis alors qu’elles n’étaient en fait rien d’autre que de nouvelles légitimations et piliers d’un nouvel ordre, et donc le coup mortel pour le caractère social de la révolution. Ces « idées réformatrices » n’ont jamais été les mains qui ont donné vie à la révolution, mais bien celles qui l’ont étranglée.

Il est parfois un peu difficile aux médias de cacher le fait que le calme n’est pas du tout revenu en Égypte : des manifestations et des attaques contre les bureaux des frères musulmans et le palais présidentiel, des affrontements entre les frères musulmans et leurs vassaux d’un côté et des révolutionnaires et d’autres enragés de l’autre côté, des blocages de routes, de chemins de fer, de trams… Si un processus révolutionnaire peut être considéré comme terminé quand un nouvel ordre règne, on peut difficilement dire que c’est ainsi en Égypte si on prend en compte les 9427 protestations depuis que Morsi est arrivé au pouvoir[5]. Ces signes extérieurs de révolte sont faciles à voir avec peu d’effort.

Mais qu’est-ce qui se passe en souterrain ? Comment se fait-il que les puissants parlent de l’Égypte comme étant dans une phase de transition, tout à fait normale après une révolution ? Qu’est-ce que cela signifie, si ce n’est que le nouveau pouvoir n’est pas encore accepté, que les cerveaux des gens n’ont pas encore été pétris à son image ? En d’autres mots : si le processus révolutionnaire ne s’arrête que quand on se retrouve dans une situation gérée, quand on arrête de réfléchir, quand on se résigne à l’état des choses, quand on accepte et qu’on se soumet à une nouvelle idéologie, quand l’élan révolutionnaire tout-dévorant disparaît, quand les rapports sociaux vacillants sont à nouveau bétonnés par la mise en œuvre de sa justification idéologique (par exemple, accepter à nouveau le rapport oppresseur-opprimé à travers l’idéologie de la démocratie), pourquoi soutient-on ici que tout cela n’est pas encore à l’ordre du jour ? Qu’est-ce qui nous fait affirmer que la possibilité révolutionnaire est encore présente, qu’il existe un horizon, tant dans les cerveaux que dans le rapport à l’avenir de la société ?

Le processus révolutionnaire en cours en Égypte depuis plus de deux ans, avec ses hauts et ses bas mais tout de même intensif, a forcé une sorte de rupture conflictuelle permanente, à l’intérieur de laquelle il devient possible de faire des pas vers une autre manière de concevoir la vie et les rapports, autres que les traditions. Le pouvoir de l’État, de l’armée, du capital forment, avec le pouvoir de la famille, des traditions, de la religion et du contrôle social, constituent des nœuds qui s’entremêlent. Le combat contre l’État et l’armée ont amené une remise en question qui touche aussi aux rapports sociaux. Ne plus ou ne pas croire en dieu reste par exemple problématique dans une société tellement conservatrice, mais (grâce aussi à la politique des frères musulmans) le doute se répand. Ceux qui ne croient plus en dieu sont en train de devenir un groupe réel de personnes (qui se retrouvent alors sur de nombreux plans en dehors de la société, où il est accepté d’être chrétien, musulman ou juif, mais pas athée ; et on retrouve aussi des gens qui croient en dieu, mais qui ne veulent plus rien savoir de la religion). Le refus de continuer à respecter les mœurs religieuses (comme l’interdiction pour les femmes de fumer dans la rue, comme l’interdiction des rapports amoureux en dehors du mariage, comme le voile…) se fraye un chemin dans la vie publique, de même que la révolte individuelle contre la loi de la famille (qui a été massivement enfreint lors des 18 jours du soulèvement). La rébellion contre la soumission totale de l’individu à la famille et aux règles sociales s’exprime dans le quotidien. La peur du père semble bien plus enracinée que la peur de l’État, mais ce combat est présent. Ces signes d’une révolution sociale démontrent le contraire de ce qu’on répand sur le compte de l’Égypte, que l’on a accepté une nouvelle constitution qui définit la famille comme pilier du caractère traditionnel à respecter au sein de la société égyptienne.

Les tensions sociales traversent la société, et donc aussi la famille. Dans chaque famille, on trouve bien quelque part des soldats, tout comme la révolte contre les religions (chrétienté et islam) touche au cœur de la famille. Il en va de même pour les frères musulmans (et leurs vassaux) qui ne sont pas une organisation obscure en dehors de la société, mais qui sont constitués de membres de toutes les couches de la population. Les nombreux conflits ne se déroulent donc pas uniquement lors des protestations, mais aussi dans la rue de la vie quotidienne, dans les familles… Malgré le fait que de nombreux individus cachent, par crainte, leur détermination révolutionnaire (ou leur défection religieuse, ce qui peut provoquer l’exclusion sociale, voire la mort), elle ne peut pas rester éternellement camouflée. A un certain moment, cela causera sans doute des ruptures familiales et sociales et des explosions avec des remous imprévisibles comme conséquences.

Ce sont des signes que quelque chose gronde dans le ventre du sphinx, et l’appétit d’écorcher la carcasse familiale et le contrôle social est une nécessité absolue pour pouvoir dévorer le reste. Pour en finir avec le rôle du soldat qui tire comme une machine programmée sur les gens. Pour en finir avec le rôle de l’ouvrier qui empoisonne, en échange d’un salaire misérable, son corps, ceux des autres et la nature. Pour en finir avec le rôle de l’homme qui contrôle la femme de mille manières, ou la femme qui se soumet de mille façons à l’homme, etc.

 

 La contre-révolution

Les différents pouvoirs qui cherchent à ramener à l’ordre la société égyptienne disposent de nombreuses possibilités. Les massacres commis sur les révoltés ont jusque-là toujours eu l’effet contraire de l’apaisement. Le feu se répand particulièrement vite en Égypte, au-delà des villes, et la révolte furieuse est trop présente pour jouer avec cela. Plutôt qu’une raison pour avoir peur, les meurtres ont de nouveau à chaque fois été une raison pour être courageux et faire du bordel. Les nombreux portraits des martyrs que l’on retrouve sur les murs des villes témoignent du lien intense entre ceux qui sont morts et ceux qui continuent.

Les forces de l’ordre utilisent des pierres, des bâtons, des lacrymogènes particulièrement agressives et des balles contre les révoltés. Leurs fourgons ont entre temps été remplacés par un nouveau modèle qui résiste au feu, avec des trous pour tirer et recouvert de grilles électrifiées (pour empêcher les gens de grimper dessus). Mais ils utilisent aussi d’autres moyens. De nouvelles lois sont imposées, des gens sont arrêtés après des manifestations y compris à grande distance du parcours. Les mandats d’arrêt et les dénonciations des procureurs pleuvent… En avril 2013, il y a eu un nouveau précédent : des cheminots grévistes ont été appelés par l’armée et remis au travail[6].

Sur le plan idéologique, le pouvoir essaye de faire passer des idées démocratiques pacificatrices, comme par exemple l’idée de « manifester pacifiquement » avec laquelle on il tente de bourrer les crânes, combinée avec la peur d’un chaos permanent qu’on il insinue. Il joue sur le désir d’ordre qui animera toujours une partie de la population. Il y en a qui se lamentent qu’auparavant, on avait au moins du respect pour les politiciens, qui disent que c’était mieux sous Moubarak (car plus stable), tout comme il y a des gens qui veulent retourner à l’époque de Nasser ou d’autres encore qui veulent que l’armée reprenne le contrôle. Mis à part l’idée de « manifester pacifiquement », le pouvoir tente aussi de rendre acceptable l’idée d’élections. Appeler ou accepter des élections après un soulèvement ne sert qu’à l’enterrer : peu importe qui met la terre avec sa pelle. La partie conservatrice et craintive de la population, accompagnée de la partie qui veut seulement un changement politique, sont allées aux urnes, et Morsi est devenu président. Concernant le soulèvement, les résultats électoraux ne nous disent donc rien d’autre qu’il existe aussi des gens qui veulent en finir avec le processus révolutionnaire. C’est une technique moderne pour ramener l’ordre.

Mises à part les tentatives continuelles de faire accepter un nouveau système politique, on il joue évidemment aussi avec les piliers du pouvoir déjà présents comme le nationalisme. A la télévision, on peut voir des spots qui glorifient le soulèvement égyptien contre Moubarak d’une façon crapuleusement nationaliste, avec une surenchère de drapeaux et le message suivant : tous unis pour l’avenir de l’Égypte. D’autres piliers sont la passion du foot[7] et le sexisme. Lors du deuxième anniversaire du soulèvement, les viols collectifs jetant une ombre sur Tahrir, ont été incités par des vassaux du pouvoir, mais à cause des rapports sexistes existants, ces vassaux ont trouvé des complices parmi les présents. Ce qu’il faut cependant bien garder en tête à propos de ces viols, c’est que cela se passait déjà avant 2011, et ce n’est donc certainement pas une conséquence de la situation révolutionnaire comme certains le prétendent. De telles pensées angoissées ne profitent qu’au camp de l’État, qui veut d’un côté refouler les femmes de la lutte et de l’autre attend avidement toutes sortes d’appel à une réapparition de la police dans la rue. Comme partout et toujours, la question du sexisme est instrumentalisée pour légitimer l’opinion que les femmes feraient mieux de rester à la maison, mais aussi pour justifier la nécessité de l’État paternaliste et de ses forces de l’ordre pour protéger « les faibles ». Enfin, la religion est aussi instrumentalisée. L’État et ses partisans (mais pas que, évidemment) jettent systématiquement de l’huile sur le feu sur des conflits sectaires, et les imams se servent du sermon pour appeler par exemple leurs fidèles à aller voter, et leur dire pour qui voter.

Pour finir, il faut également prendre en compte la répression économique. Les conséquences de la continuation par Morsi des politiques néolibérales de Moubarak (la vente de l’Égypte à toutes sortes d’entreprises pour garantir une exploitation maximale des ouvriers) et les prêts du FMI et de l’UE sont pesants et le seront encore plus. La terreur économique garde les gens liés aux rapports sociaux qui les oppriment : les rapports entre patron-travailleur, les rapports familiaux, les rapports de concurrence et de compétition entre les personnes… Prenant acte de l’économie globalisée, il est difficile de s’imaginer une porte de sortie, et en même temps, la solution est claire comme de l’eau de roche : une internationalisation de la révolution.

 

Est-on sûr de ne pas avoir peur de ruines ?

Quelles questions s’imposent dans cette situation révolutionnaire dans le monde moderne ? En quoi pourrait consister une perspective révolutionnaire ? Que peut signifier une minorité anarchiste dans cette situation sans issue claire ? On ne compte pas donner ici des réponses à des questions qui se sont posées là-bas, mais poser quelques questions qui sont importantes pour toute anarchiste révolutionnaire, peu importe où est-ce qu’elle se trouve.

Dans la situation égyptienne, il est clair qu’un élan révolutionnaire gigantesque a causé une rupture profonde dans la société. Mais est-ce que cet espace, ouvert par la force durant le conflit et dans lequel on peut déjà maintenant respirer un peu mieux, cet espace dont l’État à été repoussé et où l’on pourrait commencer à penser à l’œuvre constructrice, est-ce que l’État ne pourrait pas le reprendre dès que les temps seraient mûrs ? En d’autres mots : est-ce qu’il suffit d’attaquer et de chasser l’État, ou est-ce qu’il faut le détruire afin qu’il ne puisse plus jamais revenir ?[8]

Il faut ensuite se poser la question de savoir si cet élan révolutionnaire, moteur indispensable pour la révolution, suffit comme moteur. Cet élan qui fait naître un énorme espoir, une sorte de joyeuse ivresse collective, pourrait provoquer un dégrisement proportionnel car la révolution ne se fait pas en un jour, c’est une œuvre qui demande de la persévérance, de la discussion, qui a besoin de bonnes questions. Les problèmes d’avant la révolution ne seront pas aussi vite résolus que l’ivresse pourrait nous le faire croire. En Égypte, on dirait que cet élan est toujours présent et cela fait que la révolte continue, mais la réalité pourrait vite le rattraper. La question la plus difficile surgit : que faire maintenant ?

Une nouvelle société ne peut se construire que sur de nouveaux rapports entre les gens, et quand les vieux rapports restent debout, est-ce que la construction de quelque chose de « nouveau » ne reviendrait-il pas alors nécessairement à la reproduction du « vieux », ne fut-ce sous une autre forme ? Mais en s’en rendant compte, on ne peut pas, à l’intérieur d’une situation révolutionnaire, contourner la question de l’auto-organisation de la vie sous tous ses aspects, y compris l’aspect « économique ». Peut-être peut-on retourner la question et réfléchir sur quelles perspectives ou expérimentations ne signifieraient pas un retour aux rapports capitalistes. Dans un pays comme l’Égypte, où une forme non-capitaliste d’agriculture (fédéraliste, sur la base de collectifs ou sur la base d’affinités, tendant vers l’autosuffisance et l’autonomie) pourrait, possiblement, encore être imaginable, l’expropriation de la terre et le refoulement des propriétaires fonciers (surtout l’armée et les entreprises) pourrait aller de pair avec l’apparition de nouvelles formes, de formes libertaires.

Il est sûr qu’en tant qu’anarchiste, on ne peut certainement pas tomber dans le piège de la reproduction des rapports de dépendance. Les gens trouveront toujours des façons pour s’organiser pour assurer leur survie, on ne doit pas se mettre entre les gens et leurs vies comme des porteurs d’une charité qui enchaînerait les gens. Mais comment peut-on alors stimuler la destruction du pouvoir dans son aspect mental (se débarrasser du rapport de dépendance qui nous lie avec l’oppression et le pouvoir) ? Comment arriver à un refus de la technologie qui nous rend dépendants du pouvoir, même pour quelque chose aussi élémentaire que communiquer ?

Mais donc, toujours pas de réponse. Car dans un climat où l’on se bat pour un autre monde et cela sans réponses claires, le début de ce que ce nouveau monde pourrait être s’impose. Est-ce que, pour lutter, on a besoin de pouvoir s’imaginer quelque chose de nouveau, ou est-ce que nous sommes capables de lutter uniquement pour la destruction de l’existant, la destruction de l’oppression et de tout ce qui la rend possible ? Est-ce que nous sommes capables de nous imaginer une société libre, de dire plus que ce que nous ne voulons pas ? Est-ce que nous sommes capables de nous imaginer ce que c’est que la liberté, ce que sont des rapports libres, quand on est encore retenu par des brides ? Tout ceci ne donne toujours pas de réponse à la question initiale, « que faire maintenant » ?

Tout revient peut-être à se poser la vieille question : est-ce que nous sommes capables de laisser faire à la destruction sa véritable œuvre, ou est-ce qu’en fin de compte, nous avons peur de la liberté ? Pour provoquer un peu : que compte-t-on faire avec la digue d’Aswan, qui a rendu l’agriculture égyptienne dépendante d’engrais et autres merdes chimiques et qui prévient en même temps que le Nil fertile sorte de son lit tous les x mois ? Comme la digue est nécessaire pour la continuité du modèle capitaliste (qui ne peut pas se fonder sur le rythme des marées), la démolition de cette digue se présente comme une nécessité pour pouvoir expérimenter des formes libertaires. Mais sommes-nous capables d’accepter la nécessité des ruines ?

Ou bien : qu’est-ce qu’on fait avec une société qui est façonnée à l’image de certaines convictions et où il ne restera donc plus rien après la destruction de ces convictions ? Sommes-nous prêts à lâcher les préjugés et les convictions qui ont modelé nos rapports sociaux depuis notre naissance ? Ces morales qui nous donnent notre estime de nous même, les identités auxquelles nous agripper et qui constituent des remparts en temps de crise. Sommes-nous prêts à devenir indépendants, dans notre pensée comme dans notre action nos pratiques ?

La question est de savoir ce qui retient les gens en fin de compte : les forces armées ou le désir d’ordre, peut-être d’un nouvel ordre, mais d’un ordre quand même. Les révolutionnaires se retrouveront inévitablement confrontés à ces questions, et alors s’impose une dernière question : est-on sûr de ne pas avoir peur des ruines ?

Et si on n’a vraiment pas peur, alors il faut continuer la destruction de toutes les illusions, peu importe combien violente elle sera, tout comme des maisons où elles naissent.

L’internationalisation de la révolution

Une question au moins aussi importante s’impose à chacun, peu importe son contexte. C’est le problème pénible de l’internationalisme, et alors on se retrouve nu comme un ver. Nos tâches internationalistes sont pourtant simples.

Nous devons réfléchir sur ce que pourrait être une perspective révolutionnaire anarchiste dans un monde moderne. Si cela n’est pas un souci partagé, rien ne se fera.

Nous devons attiser la flamme révolutionnaire là où nous habitons et agissons, propager la corrosion du pouvoir sous toutes ses formes.

Enfin, nous devons imaginer des manières pour approfondir notre solidarité avec des révolutionnaires anarchistes ailleurs. C’est d’une importance cruciale et nécessaire. Non seulement pour apprendre des choses sur l’insurrection et la révolution, mais pour arriver, à travers la discussion, à une compréhension propre de ce que l’on pourrait faire.

Cet internationalisme n’est pas un jeu politique. Il ne s’agit pas de coalitions qui s’affrontent, ce n’est pas l’élaboration d’une programme et la recherche d’adhérents. Ce n’est rien de plus que la compréhension que la révolte d’ailleurs a besoin d’oxygène, que l’insurrection doit s’internationaliser.

 

 

[1] Il s’agit là de l’oppression patriarcale au sens authentique du mot, c’est-à-dire un modèle de société basé sur la loi de la famille. Sans prétendre que cette loi n’implique pas de différences pour les hommes et les femmes, pour les jeunes et les adultes, il nous semble cependant important d’affirmer qu’il s’agit ici d’une carcasse familiale. Si on omet cela, on ne peut pas capter la signification réelle de ce modèle d’oppression spécifique. Le sexisme, évidemment massivement présent comme partout ailleurs, est plutôt qu’un système, une série de cadres de pensée et les pratiques qui en découlent qui maintiennent le système. Mais pas seulement. Aussi les nécessités économiques enchaînent des gens aux familles, font qu’ils obéissent, tout comme la religion et le contrôle social. Quand on se révolte contre un des ces aspects, on se heurte à une répression sur tous les terrains.

[2] Les cris du soulèvement égyptien sont « Pain, liberté, justice sociale ! »

[3] Certes, les gens qui voulaient exprimer leur message devant les caméras du CNN ne manquaient pas, mais le soulèvement n’avait pas de programme, pas de vision politique.

[4] Par « conditions », on n’entend pas seulement la pauvreté à laquelle on contraint les gens, mais aussi en l’occurence la domination d’une idéologie à laquelle obéir (comme par exemple la religion). Tout comme la loi de la famille fait partie des conditions oppressantes enfermant tant de personnes. L’anéantissement de l’individu et l’impossibilité pour l’individu de vivre libre sont une des motivations du soulèvement.

[5] Les chiffres officiels parlent entre autres de 2387 manifestations, 1013 grèves, 811 sit-ins, 503 marches, 482 rassemblements, 1555 blocages de route, 28 attaques contre des convois officiels, 18 attaques physiques contre les institutions (donc, strictement appartenant à l’Etat comme des tribunaux ou des ministères) et 16 institutions brûlées.

[6] Comme on disait, après le service militaire, on reste à disposition de l’armée pendant 15 ans.

[7] Voir pour cet aspect tous les événements autour de Port Saïd, instrumentalisés pour attiser les sentiments de concurrence entre le Caire et Port Saïd, sentiments qui deviennent même de la haine.

[8] A travers l’histoire, les exemples sont tragiquement nombreux de situations où des révolutionnaires ont estimé qu’ils avaient mis l’État aux genoux, tandis qu’en réalité, celui-ci s’est simplement retiré pour un moment afin de se réorganiser. En ce sens, on peut distinguer le fait de refouler l’État, ce qui permet effectivement un certain marge pour l’expérimentation ; et sa destruction, qui lui rendrait quasi impossible de reprendre, d’une forme semblable, les choses en main. Cette destruction est aussi bien matérielle que mentale : la fin de la confiance en l’autorité et hiérarchie va de pair avec la destruction énergique de ce qui l’État possible comme le monopole de la violence (en armant tout le monde), la fiscalité (en faisant disparaître les réserves d’or ou les registres de propriété), l’administration (en brûlant les données d’identité), les leaders (en les liquidant, possiblement avant qu’ils commencent à poser réellement problème), la capacité répressive (en faisant sauter les prisons et les tribunaux),…

 

Attaque

Monday, August 11th, 2014

Comme un compagnon le résumait plutôt bien, il faut deux choses pour agir : des idées et des moyens.

Développer et comprendre ses idées, critiquer les préjugés et les lieux-communs, saisir le sens de son hostilité contre le monde qui nous entoure. Conquérir l’espace et le temps pour réfléchir, une chose qui devient toujours plus difficile dans ce monde ; discuter et approfondir avec quelques compagnons. Ne pas céder à la facilité et à la superficialité ; ne pas reculer devant les efforts qu’exigent la réflexion et l’approfondissement. Faire les choses vite ne va souvent pas de pair avec faire les choses bien. Découvrir les affinités ; vivre les ruptures inévitables ; tourner le dos à l’intégration, sa tromperie et ses promesses. Être cohérent et vaillant avec ses idées, avoir confiance en soi-même pour être capable de faire confiance à d’autres compagnons. Et ensuite, se décider à agir : composer la mosaïque de la compréhension et de la volonté pour passer à l’attaque.

A partir de là, il faut affronter des questions plus pratiques. Où puis-je assaillir et attaquer l’ennemi par surprise ? Où se trouve cet ennemi aujourd’hui, comment ne pas tomber dans le piège des fantômes et des images que le pouvoir exhibe autour de soi ? Pour frapper bien, il faut comprendre à travers quel temps et quel espace l’on se meut. Il faut être à l’affût pour saisir l’occasion en plein vol, mais sans attendre. L’attaque est une chose très sérieuse, mais elle est un jeu. Un jeu où les règles sont déterminées par la compréhension et la volonté des assaillants. On ne peut pas espérer que tout tombe du ciel d’un coup, il faut faire les efforts nécessaires pour étudier les moyens d’attaque à notre disposition, les aspects techniques de l’objectif à détruire, les pratiques pour détourner la surveillance. L’ennemi ne fait pas de cadeaux, l’attaque est une question d’intelligence rebelle et de volonté insurgée.

Rester encore sur la défensive signifie enterrer un peu plus la possibilité d’une transformation révolutionnaire, chaque jour pendant lequel la domination se maintient. Il s’agit de prendre l’initiative et de passer à l’assaut. Non pas pour prouver quoi que ce soit au pouvoir, ni pour attirer les projecteurs des metteurs-en-scène de la politique et de la représentation sur soi, mais pour frapper et détruire les structures et les hommes qui incarnent l’autorité. Comme un courant souterrain qui sape les édifices millénaires de la domination.

S’il y a besoin d’organisation, ce n’est qu’une simple question technique, une organisation des tâches pratiques. Les groupes d’attaque sont autonomes et indépendants, une garantie pour que la créativité subversive ne puisse être réduite à un schéma unilatéral et figé, meilleure défense aussi contre les tentacules de la répression, meilleure situation imaginable pour rester agiles et imprévisibles. Uniquement à partir d’une telle autonomie, la coordination informelle et agissante est imaginable et souhaitable ; une coordination qui coïncide avec des perspectives et des projets partagés. Les petits groupes de feu ne sont pas séparés de l’ensemble des activités révolutionnaires, ils en font partie. Ils nagent comme des poissons dans l’océan de la conflictualité sociale. L’archipel des groupes de combat autonomes livre une guerre diffuse qui échappe à tout contrôle, représentation et encerclement par la domination.

Personne ne peut croire que la révolution sociale et la subversion seraient uniquement l’œuvre des groupes d’action. Ils ne sont ni plus, ni moins que ce qu’ils sont et sont capables de faire : un peu de levure dans la fermentation sociale, un peu de courage et de détermination face à la résignation et la collaboration, quelques suggestions par rapport à l’identification de l’ennemi et des destructeurs acharnés et passionnés. Mais individuellement, c’est la grande aventure d’une vie conçue comme révolte, le doux sentiment de palper parfois la cohérence entre ce que nous pensons et ce que nous faisons. La révolte, c’est la vie.

 

De l’autre côté du miroir – Réflexions sur les médias

Monday, August 11th, 2014

« Je ne sais pas ce que vous entendez par “gloire” », dit Alice. Humpty Dumpty sourit d’un air méprisant : « Bien sûr que vous ne le savez pas, puisque je ne vous l’ai pas encore expliqué. J’entendais par là : “Voilà pour vous un bel argument sans réplique !” » « Mais “gloire” ne signifie pas “bel argument sans réplique” », objecta Alice. « Lorsque moi j’emploie un mot, répliqua Humpty Dumpty d’un ton de voix quelque peu dédaigneux, il signifie exactement ce qu’il me plaît qu’il signifie, ni plus, ni moins. » « La question, dit Alice, est de savoir si vous avez le pouvoir de faire que les mots signifient autre chose que ce qu’ils veulent dire. » « La question, riposta Humpty Dumpty, est de savoir qui est le maître… C’est tout. »
« De l’autre côté du miroir », Lewis Carroll

 

En Europe, l’État moderne a hérité, en le sécularisant et en l’adaptant aux besoins du capitalisme, du mode de représentation spécifique au christianisme. La démocratie avec les institutions et les formes de représentation qui l’accompagnent et qui la sanctifient – dont les médias sont l’une des pièces maîtresses -, est véritablement le ciel idéalisé du monde terrestre du capital. Elle rappelle, par bien des côtés, l’univers chrétien avec ses fidèles, ses rites, sa hiérarchie ecclésiastique et même ses hérétiques. Les citoyens continuent, sous des costumes profanes, à se comporter en partie comme des chrétiens. Ils protestent parfois contre les abus des ministres terrestres du dieu démocratique et contre la fourberie des interprètes de sa parole, à l’occasion de façon impertinente, en les insultant, en les chassant et parfois en les rossant. Il leur arrive même de refuser de participer aux cérémonies présidant au choix et à l’intronisation de leurs élus par l’intermédiaire des élections – encore le jargon religieux ! Mais ils ne vont pas jusqu’à briser l’idole et à rejeter en totalité le système global de représentation qui l’enveloppe. Là, ils restent paralysés, comme frappés de terreur sacrée face à l’ampleur du sacrilège. Malgré leurs poussées de colère et de méfiance, ils continuent à y croire et à l’accepter pour autant qu’il prenne des apparences plus aimables, fasse mine d’écouter leurs doléances et de les rapporter aux représentants du peuple souverain. Et nombre de contestataires qui crachent sur la mise en spectacle de la réalité effectuée par l’institution étatique n’hésitent pourtant pas à céder aux appels de pied des médias, voire à les solliciter.

Il est donc impossible d’en rester à la stigmatisation des médias pour leurs omissions, leurs déformations, leurs falsifications, leurs calomnies, leur rôle de relais de la police, etc. Sinon, la rupture avec les bases même de l’État, telles qu’elles furent constituées à l’époque de la prise du pouvoir par la bourgeoisie, reste incomplète. Car les illusions sur la possibilité d’utiliser les médias sont la conséquence et la consécration de celles, concomitantes à la création et à la consolidation de l’État démocratique, sur la possibilité de prendre part aux assemblées souveraines, en premier lieu l’assemblée parlementaire, dans l’objectif de les transformer en tribunes de diffusion des idées subversives. L’auréole qui entourait, au lendemain de la Commune de Paris, la représentation parlementaire devait finalement, vu la multiplication des dispositifs et des médiations mis en place dans tous les domaines de la vie sociale, et vu la résorption relative de la politique dans l’économie et dans le social, être élargie à la représentation en général, au fur et à mesure que le capital labourait et domestiquait l’ensemble de la société.

 

C’est ainsi que le spectacle de la politique, désormais bien décrépi, est devenu le spectacle du monde par l’intermédiaire des médias, la culture jouant ici le rôle de l’une des prothèses essentielles de la politique. Par suite, quasi personne ne pense plus à participer aux élections (nationales ou communales) dans l’objectif de les retourner pour en faire des tribunes et pour en faciliter le dynamitage en cas d’insurrection. Par contre, l’argumentation de type léniniste, employée hier pour justifier la participation à la tribune parlementaire, est reprise presque à l’identique aujourd’hui pour affirmer que les révolutionnaires peuvent utiliser, à l’occasion, les tribunes que représenteraient les médias pour communiquer leurs idées – la communication est la transcription du terme désormais suspect de propagande. Bien entendu, face aux réticences que génèrent leur « subtile » tactique, à peu près aussi « subtile » que le parlementarisme des partis communistes d’antan, les adeptes de la dissidence journalistique déposent les mêmes bémols sur la même partition usée jusqu’à la corde, avec des promesses solennelles du genre : « L’utilisation des médias ne sera pas le nombril de notre activité. » Mais, dès que l’on a mis le pouce dans les engrenages de la représentation, il est difficile de l’en retirer et il n’est pas rare que, peu à peu, le corps y passe en entier, tête comprise. Dans Humain, trop humain, Nietzsche a bien résumé le processus amenant les individus, qui croient possible de jouer au plus malin avec la domination sans disposer du pouvoir réel, à en devenir de vulgaires partisans : « À force de croire pouvoir endosser sans conséquences les rôles les plus divers, l’individu change peu à peu. À la fin, il n’est plus que ce qu’il croyait paraître. »

De même, l’antique préjugé religieux sur la toute-puissance attribuée au verbe est loin d’être dépassé, préjugé qui, hier encore, justifiait que les partis léninistes créent des fractions parlementaires, qui ne devaient pas participer aux commissions parlementaires et jouer seulement le rôle de tribuns du haut de leur perchoir. L’histoire du parlementarisme révolutionnaire a montré que les prétendus propagandistes étaient devenus, en règle générale et à bref délai, des députés au sens le plus habituel du terme, leur phraséologie révolutionnaire camouflant leur activité de gestionnaires de l’État. De même aujourd’hui, on imagine parfois pouvoir faire irruption sur le terrain de la représentation médiatique pour le labourer, en quelque sorte, avec le langage de la subversion. Mais ce n’est que dans la mythologie biblique que les trompettes détruisirent les murailles de Jéricho. De telles conceptions, qui accordent des vertus quasi magiques au verbe révolutionnaire, pouvaient faire encore illusion lorsque le système de représentation officiel du capitalisme le traitait en permanence en ennemi, le censurait, l’ignorait, etc. Mais l’histoire des poussées révolutionnaires, en particulier celles des années 1960-1970 et de leurs échecs successifs, est passée par là. Leurs caractéristiques inédites, entre autres leur critique embryonnaire de la séparation politique et du rôle de laquais du pouvoir d’État joué par les médias institutionnels ont affecté en profondeur le système de représentation contemporain. Loin d’être la simple conséquence de l’évolution propre du capital, il est aussi l’exécuteur testamentaire des illusions de ces révoltes, en particulier de la tendance à charger le langage de plus de potentialités subversives qu’il ne peut en avoir. L’État démocratique a pu ainsi effectuer la neutralisation des idées qu’elles portaient plutôt que les interdire.

Désormais, le fossé est pour l’essentiel comblé. Lorsque des formes d’expression hostiles à la société semblent prendre de la vigueur et acquérir quelque influence hors des sentiers balisés, les pires ennemis ne sont plus les censeurs, mais les récupérateurs et les experts en reconnaissance sociale et étatique, des journalistes aux sociologues. La démocratie fonctionne ainsi : les choses qu’elle ne peut pas ignorer, elle les reconnaît pour mieux les réduire à rien en les vidant de leur sens. Pour les irréductibles qui refusent de jouer le jeu, il reste évidemment la coercition. Mais plus les oppositions que l’État arrive à séduire paraissent subversives, plus le système de représentation y gagne. L’essentiel est qu’elles ne dé- bouchent pas sur quelque tentative de transformation du monde. En la matière, le rôle des médias est déterminant. Il y a longtemps qu’elles ne se contentent plus de dépeindre sous des couleurs chatoyantes le monde capitaliste et de stigmatiser en bloc n’importe quelle tentative de le remettre en cause. Bien que le mensonge, en particulier le mensonge par omission, reste nécessaire, la domination actuelle est capable d’absorber sans crises majeures l’étalage des horreurs qui accompagnent son cours. Même la contestation peut parfois devenir marchandise, en particulier lorsqu’elle évolue sur le terrain politique et culturel. Là aussi, la récupération du refus embryonnaire de la politique, qui avait cours dans les années 1960-1970, a été décisive. La politique dite révolutionnaire est devenue objet de représentation officielle, après avoir perdu son sel réellement révolutionnaire. Les médias y gagnent la faculté de représenter de façon réifiée les révoltes, de purger les passions de ce qu’elles peuvent avoir de subversif, de transformer les rêves et les tentatives de bouleverser le monde en d’inoffensives rêvasseries qui ne changent rien à la vie de ceux qui participent au spectacle de la consolation citoyenne. Les médias ont en fait des informations au même titre que le reste, des masses de données à sélectionner, à traiter et à régurgiter aux spectateurs désabusés par le spectacle quotidien du monde, qui va de crises en catastrophes, mais toujours à la recherche de nouvelles drogues médiatiques, aussi excitantes qu’éphémères. Ainsi tourne le monde de la marchandise la plus moderne.

Face à la désaffection envers la politique et à la dégénérescence des partis en clans occupés à gérer les affaires courantes, l’État a reconnu qu’il ne pouvait plus régenter la société seulement par les moyens habituels : par la coercition sans phrases et la gestion administrative des populations. Il y a là des fissures peut-être pleines de risques qui apparaissent et le pouvoir d’État a horreur du vide. C’est pourquoi l’heure est au serrage de vis, mais aussi à la participation de tous au spectacle qu’offre la démocratie. La censure existe toujours par intermittence, mais c’est essentiellement l’autocensure qui domine. La domination moderne ne peut se maintenir par le biais de la seule contrainte imposée comme telle et sans faire participer ceux et celles qu’elle écrase, à des degrés divers, au maintien de leur propre subordination. Elle favorise donc la mise en place des médiations destinées à encadrer et à neutraliser les tentatives de contestation embryonnaires, tels les colloques, les discutions contradictoires et les consultations, relayés par les médias et parfois organisés avec eux, voire par eux, dans lesquels les associations de citoyens sont invitées à débattre et à donner leur avis sur les « questions de société », déjà tranchées pour l’essentiel dans les coulisses du pouvoir d’État, afin de participer à la cogestion de leur aliénation. Les médias, même les plus contestataires d’entre eux, constituent donc des pièces maîtresses du dispositif de neutralisation en cours d’institutionnalisation. Ils jouent le rôle de relais de l’État pour combler les vides générés par l’atomisation de la vie quotidienne, pour « resocialiser les citoyens » et leur « redonner goût à la politique », comme l’affirment les sociologues. En d’autres termes, les médias participent pleinement au processus de sélection et de reconnaissance par l’État de leaders, d’associations, de lobbys, etc., qui sont censés représenter les forces d’opposition qui agitent la prétendue société civile. Au point que, contrairement à ce qui arrivait à l’époque de la reconnaissance par l’État des associations syndicales, il suffit aujourd’hui que telle ou telle vedette de la contestation soit reconnue par les médias comme interlocuteur pour que l’on dise d’elle qu’elle est représentative. Sans même savoir de qui et de quoi. Les médias donnent ainsi quelque apparence de force à des choses qui, parfois, en ont peu, ou pas du tout.

Dans de telles conditions, l’idée d’utiliser à l’avantage des révolutionnaires les niches médiatiques que le pouvoir leur concède n’est pas seulement illusoire. Elle est franchement dangereuse. Leur seule présence sur les plateaux ne suffit à fissurer le carcan de l’idéologie dans la tête des spectateurs. À moins de confondre puissance d’expression et puissance de transformation et à croire que le sens de ce que l’on exprime, par la parole, par la plume, par l’image, etc., est donné a priori, sans avoir à se préoccuper de savoir qui a le pouvoir de le faire. Il y aurait là du contenu qui pourrait exister sous des formes diverses sans en être affecté. Vieille illusion du monde réifié dans lequel les activités apparaissent comme des choses en soi détachées de la société. Mais pas plus que d’autres formes d’expression, la forme subversive du langage est la garante de l’incorruptibilité du sens. Elle n’est pas immunisée contre les dangers de la communication. Il suffit de l’exprimer sur les terrains propres à la domination pour en miner la signification, voire pour l’inverser.

C’est très exactement ce qui arrive sur le terrain des médias, lorsque l’on accepte d’y intervenir, même de façon insolente. Séparées de l’ensemble des conditions qui participaient à leur donner leur sens, les idées contestataires, même lorsque les médias n’y changent pas la moindre virgule, n’apparaissent plus que comme des opinions balancées sur le marché médiatique des idées, comme des interprétations du monde, voire des interprétations de la transformation du monde, parmi d’autres, bref des prises de position sans conséquences réelles. Au fond, il arrive ici, par exemple dans les tables rondes, ce qui est déjà advenu à l’époque de la naissance du parlementarisme. Des députés d’opposition prononçaient même parfois dans l’hémicycle des discours incendiaires qui les conduisaient en prison. Pourtant, en acceptant d’intervenir sur le terrain de la représentation politique, dont la clé de voûte était alors la Chambre des députés, ils apportaient de l’eau au moulin de la domination. À l’origine, ils pensaient sans doute diffuser leurs discours révolutionnaires en direction des populations qui, pétries d’illusions démocratiques, étaient à l’écoute de ce qui était débattu dans l’enceinte parlementaire. En réalité, ils étaient en train de passer de l’autre côté du miroir et commençaient à dialoguer avec le pouvoir d’État. Rien d’étonnant qu’ils aient fini, en règle générale, par y participer, voire par en prendre la direction. Car le spectacle n’est pas réductible à des ensembles d’images, mais il constitue le système de représentation dominant, intégré aux rapports sociaux entre des personnes, médiatisés par des images, rapports propres à la domination du capital. Partie intégrante de la domination, les médias participent également à l’instrumentalisation des relations sociales.

Avec l’introduction et la généralisation des nouveaux médias digitaux comme Internet, l’utilisation des « vieux » médias à des fins « subversives » semble laisser la place à l’intégration de toute une génération d’activistes, voire de révolutionnaires et d’anarchistes, dans les sphères virtuelles. Même quand ils identifient ces médias et leurs corollaires « participatifs » et « sociaux » comme des instruments de la domination, ils croient pouvoir en faire un usage qui nuirait à cette nouvelle forme de production de la pacification sociale. Mais le contenu cède rapidement la place aux exigences inhérentes à ces instruments et à toute la technologie de communication : rapidité, compatibilité avec l’ensemble, réductionnisme, reconnaissance par et dans le spectacle virtuel, efficacité. La subversion dans la pensée et dans les actes ne peut être imaginée que comme un mouvement de libération de telles caractéristiques. La représentation dans le monde virtuel suit la même ligne logique qui va de l’assemblée parlementaire aux médias : elle suscite l’illusion de combler la lacune entre les discours révolutionnaires et les véritables poussées subversives et reculs dans les rapports sociaux. Ce qui peut être représenté, ne saurait longtemps résister à l’intégration dans la gestion moderne de l’ordre.

Les spectateurs, même les plus informés, n’en restent pas moins des spectateurs. Il règne entre eux le silence ou le rabâchage des clichés aussi protéiformes que banals qui correspondent aux rapports entre marchandises. Ils restent isolés ensemble. Toutes les formes de langage leur sont alors étrangères et s’autonomisent comme discours du pouvoir. Le spectacle est l’inverse du dialogue, de la rencontre et de la recherche d’affinités pour combattre le système qui nous sépare et nous traite comme des objets manipulables à volonté. Refusons donc des formes d’instrumentalisation, telles que la participation au spectacle médiatique, et traitons-les comme elles le méritent : en ennemies. N’oublions jamais que, séparés de l’activité subversive, les modes d’expression, aussi subversifs qu’ils puissent paraître, finissent par perdre leur saveur. À nous de mettre en œuvre nos modes de dialogue, par la plume et par d’autres moyens qui nous sont propres.

 

 

Les condamnés

Monday, August 11th, 2014

Juillet 1936. Pour parer à la tentative de coup militaire des fascistes et de la réaction, se déclenche l’insurrection armée du «  peuple en armes ». En plusieurs villes, notamment à Barcelona, l’insurrection réussit en même temps à réduire presque à néant les structures de l’Etat. Presque, car quelques mois plus tard, la contre-révolution s’appuiera sur le corps étatique que les révolutionnaires avaient laissé pour mort.

A presque deux semaines d’intervalle, l’insurrection éclate aussi à Valence. Nous sommes alors dans les derniers jours de juillet. Comme partout ailleurs, les casernes sont attaquées, les policiers désarmés et différents comités se créent pour faire face aux besoins de la révolution… ou pour l’étrangler petit-à-petit. Entretemps, le soulèvement militaire a réussi dans une partie importante de l’Espagne et des lignes de front se dessinent. Se forment alors, tout d’abord sous l’impulsion de la CNT et de la FAI, des milices libertaires. Une de ces milices se nommera la «  Colonne de Fer » et avant de quitter Valence pour le front, les premiers noyaux de cette Colonne en formation attaquent la prison de San Miguel de los Reyes, libérant tous les prisonniers. Laissons la parole à«  un incontrôlé »  :

«  J’étais jeune, et je suis jeune maintenant, puisque jentrai au bagne à vingt-trois ans et que jen suis sorti, parce que les camarades anarchistes en ouvrirent les portes, quand jen avais trente-quatre. Onze années soumis au supplice de ne pas être homme, d’être une chose, d’être un numéro !

Avec moi sortirent beaucoup dhommes, qui en avaient autant enduré, qui étaient aussi marqués par les mauvais traitements subis depuis leur naissance. Certains, dès quils ont foulé le pavé de la rue, sen sont allés par le monde; et les autres, nous nous réunîmes à nos libérateurs, qui nous traitèrent en amis et nous aimèrent en frères. Avec eux, peu à peu, nous avons formé« la Colonne de Fer » ; avec eux, à grands pas, nous avons donné lassaut aux casernes et fait rendre les armes à de redoutables gardes civils ; avec eux, par d’âpres attaques, nous avons refoulé les fascistes jusque sur les crêtes de la montagne, là où ils sont encore à présent. Accoutumés à prendre ce dont nous avons besoin, à pourchasser le fasciste, nous avons conquis sur lui les approvisionnements et les fusils. Et nous nous sommes nourris pour un temps de ce que nous offraient les paysans, et nous nous sommes armés sans que personne ne nous fît le cadeau dune arme, avec ce que nous avions ôté, par la force de nos bras, aux militaires insurgés. Le fusil que je tiens et caresse, celui qui maccompagne depuis que jai quitté ce fatidique bagne, il est à moi, cest mon bien propre ; si jai pris, comme un homme, celui que jai entre les mains, de la même façon sont nôtres, proprement nôtres, presque tous ceux que mes camarades ont entre leurs mains. »

La Colonne de Fer, au côté d’autres colonnes, allait tenir le front entourant Teruel, une ville occupée et fortifiée par les troupes fascistes. Elle se distingue par son intransigeance, refusant de faire passer la guerre avant la révolution. Partout où elle passait, elle semait les graines de la société nouvelle, du «  communisme libertaire » comme on disait à l’époque et encourageait les paysans à collectiviser les terres, à construire des athénées, des écoles, des théâtres,… Déjàà ce moment-là, la Colonne était vue d’un mauvais œil par les autres formations antifascistes  ; ce qui s’étendra plus tard aussi aux comités centraux et aux hauts échelons de la CNT quand sa direction choisit la voie de la collaboration avec la politique, en fournissant notamment quatre ministres au gouvernement républicain. La Colonne montrera aussi sa détermination révolutionnaire et son refus de «  la guerre antifasciste avant tout » en retournant à Valence où ses miliciens brûleront les registres de propriété et les archives de la police sur la place publique, désarmeront les policiers et exproprieront un certain nombre de bijouteries (23 septembre 1936). «  Enfin, nous avons demandé la destruction de tous les documents qui représentaient un passé tyrannique et oppresseur contre lequel se rebelle notre conscience libre. Nous avons détruit les documents et nous pensons nous emparer de tous les édifices qui, comme le palais de justice, ont servi en dautres temps à enterrer les révolutionnaires dans les prisons et qui, aujourdhui où nous en sommes aux prémices dune société libertaire, nont aucune raison d’être. » (Pour couper court aux mensonges. Un manifeste de la Colonne de Fer, Puerto Escandón, 1 octobre 1936)

En novembre 1936, les communistes ayant renforcé spectaculairement leur position grâce à des intrigues et autres stratégies politiques conçues avec Staline et l’installation d’une police politique secrète en Espagne, la contre-révolution sous le drapeau de l’«  antifascisme » marche décisivement de l’avant. Avec notamment la suppression des milices, la création d’une «  armée populaire » sous commandement unique contrôlée par l’Etat républicain renaît de ses cendres et la militarisation de toutes les forces combattantes vont étrangler la révolution sociale. La Colonne de Fer est un des adversaires les plus féroces de la militarisation et combattra le décret pendant des mois. A la fin, vers mars 1937, elle aussi cède au chantage face à la menace de se retrouver sans munitions ni armes, d’être excommuniée par la CNT et exterminée par l’«  armée populaire » sous la direction du parti communiste. La Colonne sera transformée en «  division », ce qui préservera une certaine autonomie  ; beaucoup de miliciens quitteront le front, recherchés par la police républicaine. On les retrouvera encore parmi ceux qui s’insurgent en mai 1937 à Barcelone pour tenter une dernière fois de balayer la contre-révolution.

Nous avons tiré le texte qui suit du quotidien édité par la Colonne de Fer, Línea de Fuego. En ayant en arrière tête la «  composition » de la Colonne de Fer, ses activités révolutionnaires aussi bien au front qu’à l’arrière et la conscience très présente parmi les miliciens de cette Colonne du fait que la contre-révolution était en train de prendre le dessus, ce dialogue parle droit au cœur de ceux qui vivent à la première personne la tension anarchiste et révolutionnaire. Aussi bien hier qu’aujourd’hui.

 

Les condamnés

I

Fou. Il devait être fou. Parce que c’était la pleine lune, il s’était éloigné de tous, assis sur ce piton, face à la vallée.

Il y avait beaucoup de fous dans la Colonne, empoisonnés par leur sentimentalisme. J’ai mentionné le cas de Dum Dum. Mais ces cas psychologiques, le sien comme celui de Claudio, n’étaient pas rares.

Román aussi était empoisonné. Peut-être un des cas les plus graves. Ses nerfs vibraient, exultant d’enthousiasme. Il se dressait brusquement dans la tranchée et commençait à crier et à sauter les ronces. On aurait dit alors qu’il voulait embrasser toute la nature : « Quelle chance ! Quelle chance de pouvoir vivre ces instants ! ».

A d’autres moments, il se repliait comme s’il avait voulu disparaître et s’enfermait dans un mutisme infranchissable. Il semblait ne plus être qu’un geste d’amertume.

La première bataille sérieuse de la Colonne contre les fascistes fut quelque chose de grandiose. A moitié nus, presque sans armes, ils se lançaient avec la furie d’un ouragan contre l’ennemi qui s’enfuit en désordre, laissant des victimes dans sa fuite :

« Nous sommes une horde de fous, » commenta Román.

 

II

Parce que c’est la pleine lune, il s’est assis à la pointe de ce piton rocheux.

Deux tours de garde ont déjà passé et il est toujours là-bas. S’est-il endormi ? Il y a un moment qu’on ne voit plus la petite flamme qui donne vie à sa pipe infatigable.

Culata (« crosse ») occupe le même parapet que Román, mais trous groupes plus loin. Il est actuellement de garde. Il regarde, face à lui, les coteaux qui, tels une houle immobile, s’étendent à partir des tranchées ennemies. De temps à autre, il se retourne et dirige son regard vers l’endroit où se trouve Román, qui lui tourne le dos, appuyé sur les rochers. Quand le tour de garde finira, il ira là-bas. Même s’il le dérange par-là dans sa solitude. Il veut lui parler… Il désire lui parler.

Culata est d’une espèce psychique et d’un gabarit physique qui abondent dans la Colonne. Herculéen. Brave. Doux. Un grand enfant…

« Qui va là ?

–        Liberté !

–        C’est le délégué de la centurie.

–        Qu’y a-t-il ?

–        Rien… Je vais me reposer. »

Le délégué avance le long du parapet à la recherche de sa cabane. On y entend de fortes respirations.

Il doit être minuit. L’heure de relever Culata. Celui-ci pénètre dans une baraque. Fouillis de corps et de couvertures. Atmosphère surchauffée. Il secoue légèrement un corps.

« Eh, toi. La garde… »

 

III

Dehors, encore à moitié endormie, la sentinelle prend le fusil. Elle s’enveloppe dans une couverture. Froid. Tous ses membres frissonnants vibrent.

« Je n’ai pas sommeil… Je vais là-bas fumer une cigarette », dit Culata.

Et il s’éloigne. La relève le suit un moment des yeux. Puis elle lui tourne le dos et reste immobile, scrutant la nuit, les yeux fixés sur les collines.

Román ne dort pas. Il vient d’allumer la pipe. Il a entendu des pas et il tourne la tête. Culata s’approche de lui :

« Que fais-tu ?

–        Je fume. »

Culata s’assieds à ses côtés. Un long silence. Tous les deux ne semblent uniquement préoccupés par la vie de la flamme qui consume le tabac.

« Tu es un étrange caractère… »

C’est Culata qui vient de parler. Román a très légèrement tourné la tête. On dirait qu’il va parler. Mais il préfère porter la pipe à ses lèvres.

« Tu es étrange… J’aime ton caractère. Bien que, parfois, je ne sais pas… Pour tous, tu es un bon compagnon. Mais on a toujours le sentiment de ne pas tout connaître de toi. On dirait que tu gardes toujours quelque chose à l’abri des regards des autres… C’est bien ça. Je voudrais être ainsi. »

Culata se tait, mais ajoute aussitôt :

« Regarde. Cet après-midi, quand vous discutiez, je t’ai entendu dire qu’une fois que la Révolution aura triomphé, beaucoup de révolutionnaires se suicideront. Je ne sais pas si c’est ce que tu as voulu dire… C’est ça ? »

Román lève un peu la tête, comme s’il voulait se souvenir :

« Quelque chose comme ça », dit-il.

Culata s’installe mieux sur le rocher, satisfait :

« Ceci m’a donné à penser. J’ai pour ma part pensé un peu de ce que vous avez dit… Ce qu’il y a, c’est que je n’ai pas trouvé les mots pour l’exprimer… Mais, ça je l’ai pensé et… Oui. Nous gagnerons la Révolution. Nous devons la gagner ! Mais, pour ceux d’entre nous qui tomberont pendant la lutte… ça sera la chance de mourir avec l’espoir du triomphe… Tandis que pour ce qui resteront… Pour ceux qui connaîtront l’administration de la victoire, pour certains d’entre eux, comme tu l’as dit, il y aura le suicide… Dégoûtés. »

Román a un mouvement brusque. On dirait qu’il a peur de ce qu’il entend. En réalité, c’est une interprétation de ce qu’il a dit cet après-midi. Une interprétation peut-être un peu simpliste, superficielle. Il perçoit à travers les paroles de Culata que celui-ci est aussi intoxiqué par le scepticisme. Et il se croit obligé de mentir :

« Tu n’a pas compris ce que nous avons dit. »

Culata le regarde, dubitatif. Román insiste :

« Non. Tu n’as pas compris. »

L’autre semble lui donner raison :

« Peut-êtreJe suis maladroit. J’ai peu lu. Mais… »

Il s’interrompt, pour ajouter immédiatement, avec énergie :

« Je vous ai bien compris ! Je ne sais peut-être pas m’exprimer, mais j’ai compris. Ce qui arrive c’est que tu as peur que ceci se répande et devienne un danger pour la Révolution. Pourquoi cette crainte ? Mais, la pierre est en train de rouler et personne ne pourra l’arrêter ! … Moi… Écoute, je suis de ceux qui n’attendent rien de bon du triomphe de la Révolution. Quand elle sera terminée, si je suis encore en vie, ces mêmes compagnons me tueront, ou bien je me tuerai. Oui… Je n’ai pas à le taire. Vous le savez tous. Je suis de la chair à prison. Tout au long de ma vie, j’ai fait des choses qui… peut-être n’étaient pas bonnes. Mais j’étais incapable alors d’expliquer, et je le suis encore, ce que je ressentais… je ressentais une soif de révolte… Je sentais l’injustice me mordre dans ma propre chair. Tout mon être bondissait et criait que tout ça n’avait pas de raison d’être… »

Une pause. Il sort le briquet. La molette éternue une poussière lumineuse. Là-bas, au fond de la vallée, un coup de feu éclate, comme un coup de fouet. On entend la balle ; on devine le trait sonore qu’elle trace en suivant sa trajectoire.

« Moi, oui, j’ai peut-être fait mal… Mais on m’en a fait bien davantage. Mon corps a pu supporter des châtiments terribles. Si je n’étais pas aussi fort, mes poumons seraient maintenant détruits… La Révolution m’a donné l’occasion de rendre la pareille. Je l’ai rendue ! Ici et à l’arrière. Je sais que là-bas on me recherche. Ennemis déclarés hier, je sais qu’il ont trouvé aujourd’hui appuis dans les comités. Ils trouvent toujours des gens pour parler à leur place. Tout ça n’a pour moi aucune importance. Lorsque j’ai rencontré quelqu’un dont je savais positivement que c’était un ennemi, je l’ai terrassé. Je sais que je tomberai, qu’ils me feront tomber… Mais, si cela se produit, ils seront arrivés trop tard. Ces mois de lutte ouverte valent toute une vie… Et vous, même si tu dis le contraire, je crois vous comprendre. Vos combats, même s’ils sont différents, sont au fond de même nature. Vous savez ou vous soupçonnez que la Révolution n’ira pas jusqu’où vous voudriez qu’elle aille… Vous verrez, vous voyez déjà les arrivistes s’introduire dans les endroits où ils pourront administrer la victoire. A vous les problèmes, les rêves, les désirs d’améliorations… Moi, et beaucoup d’autres comme moi, chair à prison, acceptée seulement maintenant, comme élément de choc. Ensuite… »

Un autre silence.

« Vous et nous, même si nous triomphons… Et même si, plus que tous, nous allons contribuer à ce triomphe, nous sommes condamnés… »

Un long silence. Culata attend que Román parle. Comme celui-ci ne répond pas, il demande :

« Qu’en dis-tu ? »

Román est sur le point de crier : « Tu as raison ! ». Mais il lui semble qu’il ferait quelque chose de mal. Et il essaye de louvoyer :

« Oui… Peut-être… Mais ça n’a aucune importance. »

Et il tente de changer le sujet :

« Écoute : nous avons planifié à quelques-uns un coup de main sur les positions fascistes. On peut compter sur toi ? »

Culata bondit :

« Bien sûr. C’est pour quand ?

–        Pour demain, à la tombée de la nuit… C’est dangereux. Écoute… »

Et il baisse la voix pour lui donner les détails. L’autre écoute, avide, enthousiaste : « Bien ! ».

Et les deux hommes restent là, sur ce piton, le temps d’un autre tour de garde.

Là-bas, en face, des tirs de mitrailleuse. On dirait un fusil qui se gargarise.

La nuit montre le bâillement lumineux de sa lune pleine.

 

(Publié dans Línea de Fuego, n° 68, 11 décembre 1936)

 

Voilà ce que nous sommes

Notre Colonne s’est faite toute seule. Le seul matériel disponible en abondance était l’enthousiasme et la foi dans la victoire contre les vers de terre franquistes.

Mais tout n’était que jeunesse et peu lui importait la tourmente déclenchée contre laquelle elle allait lutter sans autres moyens que son cerveau et ses muscles.

Et c’est ainsi que nous sommes parvenus à Barracas pour ensuite parcourir des kilomètres et des kilomètres, traversant la terre muette des Aragonais.

Nous avons combattu et vaincu en propageant nos idées et nous avons été écoutés.

Nous avons vu grandir le blé doré et avec lui notre masse de combattants.

Ils sont venus à notre Colonne de Fer, car ils ont une trempe de fer et de ce métal est et sera fait notre lutte.

Nous sommes les rebelles et nous soutenons l’hégémonie de la rébellion.

Nous avons fait la guerre pour la Révolution ; au front, à l’avant-garde avec les armes entraînées par les muscles. A l’arrière dans la ville avec les armes de l’esprit.

Certains nous haïssent, d’autres nous adorent.

Mais les « autres » sont les ouvriers, qui voient en nous les fidèles gardiens des principes révolutionnaires.

La bureaucratie née dans la révolution nous hait, car nous l’avons démasquée et montrée à la lumière des véritables parias.

Mais peu nous importent les haines.

Par contre, nous voulons que l’usine, la campagne soient avec nous et avec la révolution.

Nous sommes calomniés et déclarés hérétiques.

Mais notre hérésie nous honore, nous rend dignes en nous portant aux sommets de la vérité.

Nous sommes la véritable lumière de notre vie, car nous sommes nés pour la libération.

Nous formons l’immense légion qui cherche à trouver la plénitude pour que tous s’aiment.

Nous ne donnons guère de salaire, mais la voie de la lumière et de la fraternité.

Brisons le présent pour nous empêcher de revenir sur sa rive corrompue et boueuse.

Offrons une terre ferme, où l’on puisse construire la ville des vrais hommes, fondée sur des esprits libres.

Jeunesse et fer. Voilà pourquoi, pour ce que nous sommes, nous vaincrons.

 

[Publié dans Línea de Fuego, 14 décembre 1936]

 

 

 

Le labyrinthe technologique

Monday, August 11th, 2014

Comment s’attaquer à une question aussi complexe que celle de la technologie ? Passer la technologie au crible signifie analyser la totalité de cette civilisation moderne : non seulement ses perspectives industrielles, ses appareils et structures, mais aussi les hiérarchies et les spécialisations que ces appareils induisent dans les rapports sociaux, ces « modestes objets » qui ont bouleversé notre mode de vie jusque dans ses racines et ont mis sans dessus-dessous nos rêves et désirs, la façon de se concevoir soi-même et de concevoir notre monde.

Qu’est-ce que la technologie ? En posant cette question, on se heurte à la religion moderne – le fétichisme universel des techniciens. La mystique technologique est une justification de son monde et une explication de « l’humanité » qui la sert. La critiquer, vouloir aller au delà d’elle, revient à blasphémer contre la liturgie, comme faire une proposition de vivre sans poumons. Les thèses absolues commencent alors à pleuvoir. On ne peut pas « se défaire de la technologie », on ne peut pas « détruire toutes les machines », notre survie en dépend. La technologie nous a toujours accompagnés. Quelqu’un a dit que quand un singe utilise une branche pour fouiller parmi les fourmis sur un arbre, cela relevait aussi de la technologie.

Quel argument volatil, cette technologie. Elle semble désigner toute manipulation possible de bras et d’outils, toute forme d’activité ! Si toutes ces activités relevaient effectivement de la technologie, il n’y aurait en fin de compte pas de problème et il ne resterait que l’incompréhension des pessimistes et la stupidité des luddistes voulant casser toutes ces machines qui économisent le travail. Tout change, mais tout reste pareil. Et suer devant un ordinateur serait tout simplement une autre manière de fouiller parmi les fourmis à l’aide d’une branche !

La technologie est un fait donné, il n’y a pas de doute. Elle détermine notre environnement et crée les termes de notre discours. Elle est invisible parce qu’elle est omniprésente. Les mots et les réponses en sont modelés, le langage en est contaminé. Dès lors qu’ « elle a toujours existé », on peut tout au plus encore discuter sur un certain style ou composant de la technologie à utiliser ou à rejeter sur la base des critères de la mystique technologique : efficacité, rapidité et compatibilité avec le reste de la méga-machine. Certes, personne ne nie que d’autres expériences et notions du rapport humain à la nature ont existé, mais toutes ces manières et conceptions sont oubliées depuis bien longtemps. Il est évident qu’elles étaient défectueuses, vieillottes, sous-développées ou simplement dépassées par le progrès. On ne peut pas revenir en arrière, n’est-ce pas ? Et le passé ne serait-il pas de toute façon qu’ une autre version du présent ?

Quand le capitalisme industriel était en pleine croissance, l’esprit entrepreneurial était conçu comme « la véritable nature de l’homme ». Comme c’était l’essence de l’être humain, alors le monde indigène des « populations primitives » devait également disposer d’une forme de marché libre où les entrepreneurs pourraient se concurrencer en « biens et services ». Plus tard, au fur et à mesure que la mécanisation s’est étendue, l’homme a été perçu comme « utilisateur d’outils » – homo faber – et réduit à une seule caractéristique (sa technique) en omettant la complexité de ses activités culturelles et linguistiques, ses symboles et ses mythes. Cette conception de la nature humaine était alors tellement enracinée que quand on a découvert en 1879 l’existence des peintures rupestres d’Altamire, les archéologues ont prétendu qu’il s’agissait là d’une blague, car les chasseurs de la période glaciaire ne pouvaient – selon ces experts – disposer de suffisamment de temps libre (trop occupés par la « lutte pour la survie ») ni de la créativité (car il n’y a que des machines complexes pour permettre la finesse) pour réaliser une œuvre d’art aussi prodigieuse.

C’est une erreur courante que de confondre une partie avec l’ensemble, comme de concevoir l’humanité comme un agrégat des techniques innées. Une telle vision ignore les rituels complexes, les langages, les imitations et les rêves des « populations primitives » et préfère se fixer jusqu’à l’aveuglement sur leurs techniques. Elle considère tout développement culturel, tout « progrès » comme une fonction intrinsèque aux bouleversements dans la sphère des activités techniques. Concevez leurs nombres, leurs récipients, leurs outils en bois comme des formes simplifiées de cybernétique, de barils nucléaires, de chirurgie laser. La Technolâtrie exige que toute chose soit nommée par Son nom. On n’est alors pas très loin des analyses marxistes orthodoxes selon lesquelles « l’infrastructure économique » détermine les « supra-structures » comme la religion, la culture et la conscience.

 

Un mode de vie

Mais identifier la technologie uniquement comme des instruments et des machines, ou prétendre que tout effort physique pour fabriquer des objets matériels relève de la technologie, revient à ne pas avoir compris sa signification. La technologie a totalement changé la vie, et les structures technologiques ont modifié entièrement les rapports humains et les ont remodelés à leur propre image.

Définir la technologie comme la façon dont l’humain accomplit une action – de la récolte des fruits au lancement d’une fusée spatiale –, prétendre qu’une société où tous les efforts humains sont dominés par la technologie est substantiellement semblable à une société qui dispose de techniques limitées, revient à voiler le fait que la technologie est un mode de vie, un type spécifique de société. Ainsi fonctionne la conscience technocratique qui objectivise le monde et l’ampute de façon à ce que la technologie soit d’un côté perçue comme omniprésente et universelle et de l’autre réifiée comme un objet extérieur aux rapports sociaux, car soi-disant « neutre ». (C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la plupart des discussions sur la technologie aboutissent à des listes et des analyses fragmentaires d’instruments, de machines et de techniques, précisément parce que la conscience technologique fonctionne de cette manière.)

Tout comme le capital a été assimilé aux structures industrielles et aux richesses accumulées, alors qu’en vérité il est beaucoup plus que des usines et de l’argent – car un fait des rapports sociaux –, la technologie a été confondue de la même manière avec les machines et les instruments alors qu’il s’agit d’une forme qualitativement différente de domination – consistant en des rapports sociaux. La technologie, c’est le Capital, le triomphe de l’inorganique, l’humanité séparée de ses outils et universellement dépendante des appareils technologiques. (Les critiques de la technologie sont régulièrement accusées de s’opposer à l’outil, tandis que c’est la technologie moderne qui, à travers la mécanisation de la vie, a détruit les outils et a ainsi dégradé l’activité humaine.)

La technologie, c’est l’incorporation et la mécanisation de la vie, la prolétarisation universelle de l’humanité et la destruction de la sociabilité. Il ne s’agit pas simplement de machines, ni de la seule mécanisation ou incorporation. Un tel phénomène n’est pas nouveau dans l’histoire ; ce qui est nouveau, c’est le fait que ces fonctions aient été projetées et incorporées dans tous les aspects de notre existence.

 

Abattez toute muraille de Chine

Une des dizaines de milliers d’activités de l’être humain est l’utilisation d’outils et de machines simples pour obtenir un résultat. Mais, jusqu’à l’apparition de la civilisation technologique moderne, les techniques faisaient partie d’un ensemble organique. Autrefois, les techniques n’étaient appliquées que dans certaines sphères bien précises et circonscrites. Même dans des activités que nous considérons aujourd’hui comme techniques, cet aspect n’était ni dominant ni primordial. Par exemple pour atteindre des buts économiques modestes, l’effort technique était secondaire par rapport au plaisir de se rencontrer et d’être ensemble. Les rapports sociaux et le contact humain étaient plus importants que les schémas techniques et la coercition du travail.

La société était « libre » face à la technique, même si elle n’en était pas exemptée. A l’aide de moyens relativement simples, les individus fabriquaient des objets avec une habilité et une finesse remarquables. Il s’agissait également d’un certain type de technique, sans les caractéristiques des techniques actuelles. Toute chose variait selon les individus et leurs qualités particulières, là où la technique moderne a d’abord éliminé cette diversité (la production standardisée) et crée maintenant une fausse diversité. Le développement récent du capitalisme vers une production diversifiée et différentiée selon les groupes-cibles et les marchés, l’individu cybernétique inclus, crée une diversité qui est fausse car elle n’est pas déterminée par l’unicité des individus, mais par les besoins que créent et stimulent la technocratie et le capitalisme dans l’être humain atomisé d’aujourd’hui. La diversité ne se trouve pas seulement dans le résultat final, mais dans tout le processus de désirs, d’activités et de fabrication finale. Et comme ces désirs autant que ces activités et fabrications suivent aujourd’hui la logique de la technologie moderne, la diversité des nouveaux processus de production n’est qu’apparence et spectacle.

Aujourd’hui, la technologie n’est plus un ensemble d’instruments et de techniques, mais un ordre social. Autrefois les techniques locales, diverses et limitées portaient la marque de la culture et des individus qui s’en servaient (ce qui ne signifie pas pour autant que cette culture était émancipatrice), tandis que la technologie actuelle transforme universellement toutes les conditions individuelles. Elle crée une civilisation singulière, écrasante et homogène qui abat « toute muraille de Chine », crée un sujet humain dépossédé et atomisé, sous le voile de la différentiation apparente, identique de la Laponie à Taïwan.

Aucune machine spécifique ou aspect particulier de la technologie n’est responsable de cette transformation. C’est plus la convergence d’une pluralité dans l’être humain, non pas de techniques, mais de systèmes techniciens. Le résultat est un totalitarisme opératif ; aucun aspect de l’humain n’est libre et indépendant de ces techniques.

 

Les caractéristiques de la technologie

Tout d’abord : la technologie est automatique, elle sélectionne les moyens à utiliser selon ses propres règles. Ainsi elle comprime les choix en les rendant automatiques, les interventions et jugements humains deviennent superflus. La technologie « objectivise ».

Deuxièmement, elle se reproduit elle-même. Certes, la technologie comme nous la connaissons est un produit des rapports sociaux existants et les influence à son tour, mais la technocratie crée son propre monde et cadre de référence qui tend à éliminer touts les autres cadres de réflexion. En ce sens, la technocratie s’habille d’une aura d’irréversibilité.

Troisièmement, la technologie est homogène, elle forme un tout ; elle est un ensemble de pratiques. Il est absurde de parler de la technologie séparée de son utilisation et de ses applications. Peu importe les techniques utilisées pour construire un pont ou pour effectuer une transplantation cardiaque, il n’y que leur champ d’application qui est différent, pas leur puissance psychologique, leur composition et leur logique interne. Ainsi se met en route un processus de confluence qui fait avancer les techniques nécessairement ensemble. Un secteur de la technologie est combiné avec un autre, afin de créer des systèmes incroyablement rapides et englobants.

Quatrièmement : la technologie est universelle, elle produit partout le même résultat, car partout c’est sa logique qui est à l’œuvre. La technologie ne produit jamais rien d’autre que son propre fétichisme, jamais rien qui soit en contradiction avec sa propre logique et ses propres motivations. La technologie ne libère donc pas, ne rend pas indépendant, beau, individuel. Même ses conséquences souvent brutales (comme la destruction de la nature, les catastrophes nucléaires, l’empoisonnement de la nourriture) engendrent plus de technologie, plus de solutions techniques. Tout développement de la technologie, toute avancée technique qui veut « aménager » certaines conséquences désagréables, produira d’autres conséquences, souvent encore plus catastrophiques.

Ainsi, les techniques utilisées pour « adapter » les êtres humains aux exigences surhumaines de l’environnement technologique – exigences insufflées dans la psyché de la massification et de la mécanisation à travers la discipline du travail et l’isolement social – ne servent qu’à intégrer l’humanité dans l’environnement technologique et à la rendre plus servile, donc plus menacée, plus imprégnée de peur, plus démoralisée. Les tentatives pour humaniser cet environnement à travers des « techniques humaines » comme l’enseignement, le divertissement, la consommation marchande, le conditionnement psychologique, la propagande et la médecine ne font que désintégrer ce qui reste encore de notre indépendance, de nos moyens d’existence et de nos capacités. Le processus permanent de dégradation de l’humain et de sa capacité individuelle à réfléchir et à agir est la condition de toute avancée technologique ultérieure.

 

Une technologie « neutre ? »

La notion de « neutralité » attribuée à la technologie est tout simplement ridicule. Cette notion provient du fait de ne pas vouloir admettre que la massification de la technologie a causé une transformation qualitative, dans un sens néfaste. Il est évident que les structures technologiques ont remplacé les structures humaines correspondantes, les façons de réfléchir et d’expérimenter.

Par exemple, la voiture a été considérée comme un simple remplacement du cheval ou de la charrette, mais les techniques de production de masse dans la conception fordiste de distribution de masse ont donné à la voiture une signification que personne n’aurait pu prévoir. Dans le cas de la voiture, la révolution de Ford couronne une longue période de préparation technique. La production par chaîne d’assemblage et la convertibilité des processus partiels date de la fin du 18ième siècle ; vers la fin du 19ième, le processus de mécanisation devenu relativement stable a causé une croissance des attentes (qui se manifestait par exemple dans la popularité des grandes foires internationales de l’industrie), posant les fondements pour un accueil enthousiaste de la voiture comme produit de consommation de masse. Le rôle de l’État a été fondamental, car lui seul disposait des moyens pour construire un système de transports adapté à la voiture.

Prenons donc la voiture comme exemple. Qui peut nier que la technologie a créé sa propre inertie, sa propre direction, son propre cadre culturel ? Pensez à comment la voiture a modifié en quelques générations notre monde, nos pensées, nos images, nos rêves, nos formes d’association. La voiture a déraciné nos communautés, pourri nos campagnes, modifié nos façons de manger (ou au moins contribué à leur modification), transformé nos valeurs, contaminé notre sexualité, contaminé notre air autant par sa production que par sa consommation, créé le rituel de sacrifice généralisé sur les chaînes d’assemblage ou dans la rue.

Mais la voiture n’est qu’une invention parmi des milliers d’autres. Qui aurait dit qu’à peine quelques années après l’invention de la télévision, des millions de gens passeraient une partie considérable de « leur » temps devant l’écran plutôt que d’utiliser ce temps pour d’autres activités ? Qui aurait pensé que ce monde serait devenu un cauchemar irradié, destiné à la destruction, à peine quelques années après l’introduction de l’énergie nucléaire ? Et que seront encore les conséquences de toutes ces nouvelles technologies récentes ?

 

Plus qu’un moteur à vapeur

Il n’y a pas de doute : la technologie nous modifie nous et nos expériences. L’impact de la technologie ne se fait pas seulement sentir dans les moyens, mais aussi dans les buts des actions sociales des individus.

La révolution industrielle a créé un nouvel environnement pour l’humanité, une nouvelle façon de vivre. Elle a été bien plus que l’introduction d’un moteur à vapeur ou d’une machine à effiler le coton ; elle a été l’avènement d’une nouvelle époque et d’une nouvelle perspective.

La technologie industrielle a eu les grandes conséquences que nous connaissons et les nouvelles technologies auront des conséquences encore plus profondes car elles entament la substance même de la société – l’information et la communication. Les partisans des nouvelles technologies glorifient les succès des sciences neurologiques qui démontrent qu’il est désormais possible d’analyser et de mesurer l’activité du cerveau humain. Les technocrates ne savent pas seulement comment nous pensons, mais sont capables de modifier le concept même d’intelligence.

La mystification qui se cache derrière tout discours technologique devient évidente. Ce qui est en train de changer, c’est en réalité une définition, une description, une façon de percevoir quelque chose que la structure technocratique ne peut pas comprendre sans en modifier la nature. La technologie s’impose à l’esprit humain, c’est un lit de Procuste[1] qui « révolutionnera » la pensée en l’obligeant à s’adapter aux paramètres de la machine.

La conviction la plus courante du mysticisme technologique est de croire que les technologies modernes, la mécanisation et les systèmes de communication digitale diversifient les expériences. En réalité, la technologie appauvrit universellement l’expérience humaine. La mécanisation a réduit nos horizons en reléguant les cultures dans une seule techno-culture et en éliminant toute nuance, toute particularité. On le voit par exemple dans la mécanisation de l’agriculture et surtout dans la culture fruitière, un secteur où l’influence de la mécanisation a causé une standardisation des fruits en cultivant peu de variétés.

 

Regarder les écrans des ordinateurs

Les disciples de la mécanisation prétendent qu’un monde digitalisé nous rend libres de choisir quel type d’information et de produits nous voulons recevoir et consommer : plus encore, que si certaines informations ou marchandises ne nous plaisent pas, nous pouvons tranquillement en choisir d’autres. Cela ne diffère guère de zapper entre les chaînes de télévision. Toute information devient identique puisque la technologie forge la connaissance à son image ; tout comme l’expérience de son utilisation est partout la même.

Peu importe quelles informations on recherche, qu’il s’agisse des séismes du golf de San Francisco ou de l’état de la circulation à Tokyo, de vins français ou de destinations exotiques, on ne peut les obtenir qu’en regardant des écrans, en s’adaptant au mode d’utilisation de ces technologies. Ce qui peut être adapté à l’ordinateur, ce qui peut être transmis par la technologie, reste « en vie » – tout le reste disparaît. Il suffit de constater la rapidité avec laquelle l’introduction des téléphones portables, des ordinateurs, des mini-ordinateurs, des montres intelligentes et des réseaux omniprésents modifie nos pensées, nos comportements, nos habitudes. Nous vivons dans une pseudo-communauté qui tient sur des liens électroniques ; la « vieille » rencontre directe disparaît toujours plus à l’arrière-plan et est en tout cas dénuée de son caractère et appréciation d’antan.

Le langage aussi devient de plus en plus pauvre. Tout comme la vie quotidienne change profondément, le langage subit ces transformations. Certaines façons de penser, certains mots et notions dépérissent et disparaîtront. Ainsi, les générations futures ne sauront plus ressentir le manque de quelque chose qu’elles n’ont jamais connu. Le langage de l’ordinateur dit tout ce qu’il y a à dire ; langage et signification deviennent le terrain exclusif de l’ordinateur et des images vidéo. L’histoire devient l’histoire qui apparaît aux écrans et rien d’autre.

La culture « individuelle » subit une reconfiguration similaire. Tout, toute caractéristique, toute particularité, toute préférence qui ne saurait être adaptée au nouveau système technologique est considérée comme absurde, inacceptable et extraterrestre. La mémoire de l’ordinateur remplace petit à petit la mémoire humaine (pensez aux changements dans l’enseignement, où l’on n’insiste plus sur la reproduction et la mémorisation de « connaissances », mais sur les moyens technologiques pour trouver, rechercher, googler des « connaissances ».) Les individus ressemblent toujours plus aux machines qu’ils ont fabriquées, ils parlent le même langage et manient la même logique productiviste.

Tout comme les informations, le langage n’est certes pas « neutre ». Le langage est signification et la signification représente le pouvoir ; contrôler et fabriquer la signification équivaut à contrôler et fabriquer le sujet humain.

 

Vers un État policier cybernétique

« Absurde ! », disent les défenseurs de la méga-machine, « La technologie n’échappe pas au contrôle humain, elle est simplement quelque chose dont nous nous servons ; et surtout, c’est une activité que nous avons nous-mêmes choisie. »

Personne ne nie la possibilité de choisir. Mais il n’y a que deux choix : soit accepter les impératifs de la technologie, soit les termes de l’individu. La technologie n’est évidemment pas quelque chose qui se trouverait en dehors des interactions humaines. C’est la forme mutée qu’ont prise ces interactions ; les formes futures de la domination ne se fonderont par sur du vide. Mais elles deviennent toujours plus claires.

Notre dépendance totale à la technologie est l’autre face de notre dépendance à l’État. Les technologies, une fois incorporées comme « interface » de l’État, ont créé une nouvelle forme de domination. L’État policier cybernétique s’est approprié l’ensemble des technologies et des mécanismes de contrôle social ; il les coordonne là où avant, elles fonctionnaient d’une façon chaotique et compétitive.

N’a-t-on entre temps pas atteint un système digital universel d’identification ? Les banques de données ne sont-elles pas toutes connectées, non seulement celles des banques aux services de police nationaux, mais aussi d’autres données comme la consommation, la santé, l’administration,… ? Les énormes banques de données enregistrent quasiment toute action que nous réalisons, tout voyage que nous entreprenons, toute rencontre, toute transaction bancaire, toute activité. Cela n’est plus une fiction, cela n’est plus du catastrophisme, cela n’est plus une exagération à la 1984 des éternels pessimistes, c’est une réalité qui devient toujours plus omniprésente et intégrale.

Enfin, il faut également souligner que cette évolution des quinze ou vingt dernières années ne s’est pas accomplie à travers une opération répressive de masse, ni par une coercition ouverte de la part du « pouvoir », mais via l’intégration universelle de tous et de tout dans la circulation marchande. La technologie ne s’est pas heurtée à de nombreux récalcitrants, justement parce qu’elle fait intégralement partie des rapports sociaux existants. Paroxysme de l’absurdité, mais dans le monde de la rationalité technologique rien ne devrait plus nous étonner : dans certaines régions, des populations n’ayant pas accès à de l’eau potable ou non-contaminée ont par contre accès aux réseaux Wifi, coordonnées GPS et téléphones portables. Ce qui pourrait paraître absurde et insensé, est devenu parfaitement rationnel et réel à travers la technologie.

 

La liberté n’est pas un absolu

La liberté n’est pas un absolu, c’est clair. Sa notion suit la même transformation que celle que subit toute la sphère sociale, qui représente la technologie comme porteuse de nouvelles « libertés » et non pas comme destructrice de liberté.

Les différences et les barrières entre l’humain et la machine sont sur le point d’être abattues. Les recherches pour intégrer le cerveau humain dans des systèmes cybernétiques ne peuvent que rendre l’être humain superflu, tout comme l’avènement de l’industrie technologique a rendu obsolète toute forme de communauté en dehors de sa pseudo-communauté. L’irrationalité de la « culture », de l’amour et de la mort, des passions et, pourquoi pas, de la lutte anarchiste, est vaincue par la technologie ; l’ordinateur amène un sommeil éternel sans rêves.

Mais la technologie a beau être particulièrement efficace dans la création (directe ou indirecte) de formes plus puissantes de domination, elle n’est pas nécessairement autant capable de maîtriser ses propres évolutions et conséquences, les désastres et les crises que son application provoque.

 

Les conséquences de la technologie

La technologie ne peut pas être isolée d’elle-même et être étudiée à travers ses propres techniques. L’expérimentation en laboratoire dans un certain contexte social ou géographique par la techno-hiérarchie est de la technologie et a en soi ses propres implications sociales. Les résultats des innovations ont des significations nécessairement diverses et imprévisibles pour les différents secteurs de la méga-machine. A travers sa grandeur et sa diffusion territoriale, elle a déjà éliminé tout ce qui était auparavant local, et a rendu tout le monde dépendant des appareils. Mais en réduisant l’activité de l’être humain à la pure « rationalité » de ses procédures, elle crée sa propre inertie et ses propres « lois de mouvement ».

La technologie, piégée par ses propres instruments et centrée sur l’hyper-rationalisation des processus de production, déplace l’activité non seulement au delà des possibilités des individus d’y exercer un quelconque contrôle, mais se substitue aux fins auxquelles elle était destinée. Comment a-t-il pu arriver que dans certains pays, la production du pain, réalisée localement et à une vaste échelle, a été presque entièrement reprise par la mécanisation des grandes entreprises ? Comment est-ce que la conception des humains de la nature de ce moyen de subsistance, une conception qui n’avait guère changé pendant des siècles, avec le pain vu comme un symbole par excellence parmi les aliments, a-t-elle pu tellement changer ? La mécanisation a commencé en pénétrant tous les aspects de l’existence vers la fin du 18ème siècle. L’agriculture et la production alimentaire étaient elles aussi soumises au joug de la technologie. Comme elles requéraient des investissements et des machines sophistiqués, de nouvelles méthodes ont été pensées pour stimuler la consommation. La massification exige de l’uniformité, mais l’uniformité fait baisser la qualité. Il est facile de démontrer comment les goûts ont changé, comment les vieux « instincts » ont été éliminés. Et, une fois de plus, ce qui compte n’est pas un quelconque moment spécifique dans la transformation des techniques, ou quelles formes de technologie ont été implantées, mais tout le processus de massification qui a arraché les activités modestes et organiques aux communautés et aux individus pour que la méga-machine puisse ensuite les absorber. La cuisson du pain n’est qu’une petite partie d’un long cycle qui commence par le semis. La mécanisation s’attaque à tous les aspects de la vie organique et s’y substitue, ce qui a modifié pour toujours la structure de l’agriculture, le rapport à la terre, à la nourriture. Non seulement le pain s’est dégradé par la mécanisation, mais l’humain se retrouve aussi toujours plus éloigné de la terre. Le processus technologique modifie les produits et les humains.

 

Hors de contrôle

Même les défenseurs de la technologie admettent que cette dernière n’entend pas d’autre logique que la sienne. Certains parmi eux attaquent la « technophobie » des critiques et prétendent que le problème est que les humains n’ont pas encore appris à gérer la « liberté » que la technologie leur offrait. Selon ses apologistes, la technologie est un instrument qui donne des capacités, et non pas un mécanisme coercitif, et alors le véritable problème serait la capacité humaine à la « gérer ». L’absurdité d’une telle prétention saute aux yeux. La technologie nous a donné la liberté de la servir, le choix d’agir à l’intérieur de l’environnement technologique. La technologie est coercitive parce qu’elle est un environnement, un environnement qui, pour exister, doit éliminer tous les autres environnements.

Un écrivain bienveillant face à la technologie a fait référence à la métaphore bien connue de la littérature d’une machine qui devient incontrôlable à cause de sa vitesse : « Si nous semblons être catapultés dans l’avenir par un moteur affolé, il se pourrait que la raison principale en soit le fait que nous ne soyons pas capables d’apprendre comment le moteur fonctionne, ni de déterminer la direction où nous voulons aller. » Cette affirmation fait penser à quelque chose que Lénine a dit lors du dernier congrès de parti auquel il a participé, en avril 1922. Il disait qu’il avait souvent l’impression désagréable d’être un conducteur qui se rend soudainement compte du fait que la voiture ne va pas dans la direction qu’il veut.  « Des forces puissantes, disait-il, font dévier l’État soviétique de son chemin originel ». Parmi ces forces puissantes, il y avait évidemment l’hypnose de la politique et de l’autorité.

D’une façon parallèle, ces mêmes « forces puissantes » de l’autoritarisme et de l’optimisme technologiques sont aujourd’hui à l’œuvre. Dans la société technologique, c’est la technologie qui se trouvera toujours à la barre. Le « facteur » humain ne peut pas être programmé par des ordinateurs comme une mesure de protection contre leur pouvoir sur nous ; ce facteur ne peut que céder. La voiture est hors de contrôle. Et nous ?

Nous pouvons commencer en détruisant le mythe qui fait de la technologie quelque chose de sacré et d’irréversible. Devenir indépendants de la technologie, regarder le monde avec nos propres yeux et non pas à travers les écrans des ordinateurs, faire l’effort pénible et compliqué de continuer à penser et à sentir par nous-mêmes, au contraire de toute rationalité technologique. Nous pouvons commencer en abattant tous les préjugés de cette civilisation, en empêchant la destruction ultérieure de territoires et d’environnements, en s’opposant au triomphe du progrès, en éliminant les appareils de la propagande technologique et politique, en sabotant et en attaquant les structures disséminées et les hommes de la technocratie. Et dans ces combats, il faut se débarrasser de tous les modèles de pensée économiste et technologique sur l’efficacité, la productivité etc. Comprenons-nous bien, nous ne proposons en aucun cas quelque chose qui pourrait se développer à travers un programme politique et technologique.

 

[1]     Procuste (dans la mythologie grecque) était un aubergiste dans les environs de Eleusis qui invitait les passants à passer la nuit chez lui. S’ils acceptaient, Procuste venait pour vérifier si son hôte rentrait dans le lit. Souvent ce n’était pas le cas, et alors Procuste l’étirait s’il l’hôte était trop court ; s’il était trop grand, il lui coupait un bout.