Le labyrinthe technologique

Comment s’attaquer à une question aussi complexe que celle de la technologie ? Passer la technologie au crible signifie analyser la totalité de cette civilisation moderne : non seulement ses perspectives industrielles, ses appareils et structures, mais aussi les hiérarchies et les spécialisations que ces appareils induisent dans les rapports sociaux, ces « modestes objets » qui ont bouleversé notre mode de vie jusque dans ses racines et ont mis sans dessus-dessous nos rêves et désirs, la façon de se concevoir soi-même et de concevoir notre monde.

Qu’est-ce que la technologie ? En posant cette question, on se heurte à la religion moderne – le fétichisme universel des techniciens. La mystique technologique est une justification de son monde et une explication de « l’humanité » qui la sert. La critiquer, vouloir aller au delà d’elle, revient à blasphémer contre la liturgie, comme faire une proposition de vivre sans poumons. Les thèses absolues commencent alors à pleuvoir. On ne peut pas « se défaire de la technologie », on ne peut pas « détruire toutes les machines », notre survie en dépend. La technologie nous a toujours accompagnés. Quelqu’un a dit que quand un singe utilise une branche pour fouiller parmi les fourmis sur un arbre, cela relevait aussi de la technologie.

Quel argument volatil, cette technologie. Elle semble désigner toute manipulation possible de bras et d’outils, toute forme d’activité ! Si toutes ces activités relevaient effectivement de la technologie, il n’y aurait en fin de compte pas de problème et il ne resterait que l’incompréhension des pessimistes et la stupidité des luddistes voulant casser toutes ces machines qui économisent le travail. Tout change, mais tout reste pareil. Et suer devant un ordinateur serait tout simplement une autre manière de fouiller parmi les fourmis à l’aide d’une branche !

La technologie est un fait donné, il n’y a pas de doute. Elle détermine notre environnement et crée les termes de notre discours. Elle est invisible parce qu’elle est omniprésente. Les mots et les réponses en sont modelés, le langage en est contaminé. Dès lors qu’ « elle a toujours existé », on peut tout au plus encore discuter sur un certain style ou composant de la technologie à utiliser ou à rejeter sur la base des critères de la mystique technologique : efficacité, rapidité et compatibilité avec le reste de la méga-machine. Certes, personne ne nie que d’autres expériences et notions du rapport humain à la nature ont existé, mais toutes ces manières et conceptions sont oubliées depuis bien longtemps. Il est évident qu’elles étaient défectueuses, vieillottes, sous-développées ou simplement dépassées par le progrès. On ne peut pas revenir en arrière, n’est-ce pas ? Et le passé ne serait-il pas de toute façon qu’ une autre version du présent ?

Quand le capitalisme industriel était en pleine croissance, l’esprit entrepreneurial était conçu comme « la véritable nature de l’homme ». Comme c’était l’essence de l’être humain, alors le monde indigène des « populations primitives » devait également disposer d’une forme de marché libre où les entrepreneurs pourraient se concurrencer en « biens et services ». Plus tard, au fur et à mesure que la mécanisation s’est étendue, l’homme a été perçu comme « utilisateur d’outils » – homo faber – et réduit à une seule caractéristique (sa technique) en omettant la complexité de ses activités culturelles et linguistiques, ses symboles et ses mythes. Cette conception de la nature humaine était alors tellement enracinée que quand on a découvert en 1879 l’existence des peintures rupestres d’Altamire, les archéologues ont prétendu qu’il s’agissait là d’une blague, car les chasseurs de la période glaciaire ne pouvaient – selon ces experts – disposer de suffisamment de temps libre (trop occupés par la « lutte pour la survie ») ni de la créativité (car il n’y a que des machines complexes pour permettre la finesse) pour réaliser une œuvre d’art aussi prodigieuse.

C’est une erreur courante que de confondre une partie avec l’ensemble, comme de concevoir l’humanité comme un agrégat des techniques innées. Une telle vision ignore les rituels complexes, les langages, les imitations et les rêves des « populations primitives » et préfère se fixer jusqu’à l’aveuglement sur leurs techniques. Elle considère tout développement culturel, tout « progrès » comme une fonction intrinsèque aux bouleversements dans la sphère des activités techniques. Concevez leurs nombres, leurs récipients, leurs outils en bois comme des formes simplifiées de cybernétique, de barils nucléaires, de chirurgie laser. La Technolâtrie exige que toute chose soit nommée par Son nom. On n’est alors pas très loin des analyses marxistes orthodoxes selon lesquelles « l’infrastructure économique » détermine les « supra-structures » comme la religion, la culture et la conscience.

 

Un mode de vie

Mais identifier la technologie uniquement comme des instruments et des machines, ou prétendre que tout effort physique pour fabriquer des objets matériels relève de la technologie, revient à ne pas avoir compris sa signification. La technologie a totalement changé la vie, et les structures technologiques ont modifié entièrement les rapports humains et les ont remodelés à leur propre image.

Définir la technologie comme la façon dont l’humain accomplit une action – de la récolte des fruits au lancement d’une fusée spatiale –, prétendre qu’une société où tous les efforts humains sont dominés par la technologie est substantiellement semblable à une société qui dispose de techniques limitées, revient à voiler le fait que la technologie est un mode de vie, un type spécifique de société. Ainsi fonctionne la conscience technocratique qui objectivise le monde et l’ampute de façon à ce que la technologie soit d’un côté perçue comme omniprésente et universelle et de l’autre réifiée comme un objet extérieur aux rapports sociaux, car soi-disant « neutre ». (C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la plupart des discussions sur la technologie aboutissent à des listes et des analyses fragmentaires d’instruments, de machines et de techniques, précisément parce que la conscience technologique fonctionne de cette manière.)

Tout comme le capital a été assimilé aux structures industrielles et aux richesses accumulées, alors qu’en vérité il est beaucoup plus que des usines et de l’argent – car un fait des rapports sociaux –, la technologie a été confondue de la même manière avec les machines et les instruments alors qu’il s’agit d’une forme qualitativement différente de domination – consistant en des rapports sociaux. La technologie, c’est le Capital, le triomphe de l’inorganique, l’humanité séparée de ses outils et universellement dépendante des appareils technologiques. (Les critiques de la technologie sont régulièrement accusées de s’opposer à l’outil, tandis que c’est la technologie moderne qui, à travers la mécanisation de la vie, a détruit les outils et a ainsi dégradé l’activité humaine.)

La technologie, c’est l’incorporation et la mécanisation de la vie, la prolétarisation universelle de l’humanité et la destruction de la sociabilité. Il ne s’agit pas simplement de machines, ni de la seule mécanisation ou incorporation. Un tel phénomène n’est pas nouveau dans l’histoire ; ce qui est nouveau, c’est le fait que ces fonctions aient été projetées et incorporées dans tous les aspects de notre existence.

 

Abattez toute muraille de Chine

Une des dizaines de milliers d’activités de l’être humain est l’utilisation d’outils et de machines simples pour obtenir un résultat. Mais, jusqu’à l’apparition de la civilisation technologique moderne, les techniques faisaient partie d’un ensemble organique. Autrefois, les techniques n’étaient appliquées que dans certaines sphères bien précises et circonscrites. Même dans des activités que nous considérons aujourd’hui comme techniques, cet aspect n’était ni dominant ni primordial. Par exemple pour atteindre des buts économiques modestes, l’effort technique était secondaire par rapport au plaisir de se rencontrer et d’être ensemble. Les rapports sociaux et le contact humain étaient plus importants que les schémas techniques et la coercition du travail.

La société était « libre » face à la technique, même si elle n’en était pas exemptée. A l’aide de moyens relativement simples, les individus fabriquaient des objets avec une habilité et une finesse remarquables. Il s’agissait également d’un certain type de technique, sans les caractéristiques des techniques actuelles. Toute chose variait selon les individus et leurs qualités particulières, là où la technique moderne a d’abord éliminé cette diversité (la production standardisée) et crée maintenant une fausse diversité. Le développement récent du capitalisme vers une production diversifiée et différentiée selon les groupes-cibles et les marchés, l’individu cybernétique inclus, crée une diversité qui est fausse car elle n’est pas déterminée par l’unicité des individus, mais par les besoins que créent et stimulent la technocratie et le capitalisme dans l’être humain atomisé d’aujourd’hui. La diversité ne se trouve pas seulement dans le résultat final, mais dans tout le processus de désirs, d’activités et de fabrication finale. Et comme ces désirs autant que ces activités et fabrications suivent aujourd’hui la logique de la technologie moderne, la diversité des nouveaux processus de production n’est qu’apparence et spectacle.

Aujourd’hui, la technologie n’est plus un ensemble d’instruments et de techniques, mais un ordre social. Autrefois les techniques locales, diverses et limitées portaient la marque de la culture et des individus qui s’en servaient (ce qui ne signifie pas pour autant que cette culture était émancipatrice), tandis que la technologie actuelle transforme universellement toutes les conditions individuelles. Elle crée une civilisation singulière, écrasante et homogène qui abat « toute muraille de Chine », crée un sujet humain dépossédé et atomisé, sous le voile de la différentiation apparente, identique de la Laponie à Taïwan.

Aucune machine spécifique ou aspect particulier de la technologie n’est responsable de cette transformation. C’est plus la convergence d’une pluralité dans l’être humain, non pas de techniques, mais de systèmes techniciens. Le résultat est un totalitarisme opératif ; aucun aspect de l’humain n’est libre et indépendant de ces techniques.

 

Les caractéristiques de la technologie

Tout d’abord : la technologie est automatique, elle sélectionne les moyens à utiliser selon ses propres règles. Ainsi elle comprime les choix en les rendant automatiques, les interventions et jugements humains deviennent superflus. La technologie « objectivise ».

Deuxièmement, elle se reproduit elle-même. Certes, la technologie comme nous la connaissons est un produit des rapports sociaux existants et les influence à son tour, mais la technocratie crée son propre monde et cadre de référence qui tend à éliminer touts les autres cadres de réflexion. En ce sens, la technocratie s’habille d’une aura d’irréversibilité.

Troisièmement, la technologie est homogène, elle forme un tout ; elle est un ensemble de pratiques. Il est absurde de parler de la technologie séparée de son utilisation et de ses applications. Peu importe les techniques utilisées pour construire un pont ou pour effectuer une transplantation cardiaque, il n’y que leur champ d’application qui est différent, pas leur puissance psychologique, leur composition et leur logique interne. Ainsi se met en route un processus de confluence qui fait avancer les techniques nécessairement ensemble. Un secteur de la technologie est combiné avec un autre, afin de créer des systèmes incroyablement rapides et englobants.

Quatrièmement : la technologie est universelle, elle produit partout le même résultat, car partout c’est sa logique qui est à l’œuvre. La technologie ne produit jamais rien d’autre que son propre fétichisme, jamais rien qui soit en contradiction avec sa propre logique et ses propres motivations. La technologie ne libère donc pas, ne rend pas indépendant, beau, individuel. Même ses conséquences souvent brutales (comme la destruction de la nature, les catastrophes nucléaires, l’empoisonnement de la nourriture) engendrent plus de technologie, plus de solutions techniques. Tout développement de la technologie, toute avancée technique qui veut « aménager » certaines conséquences désagréables, produira d’autres conséquences, souvent encore plus catastrophiques.

Ainsi, les techniques utilisées pour « adapter » les êtres humains aux exigences surhumaines de l’environnement technologique – exigences insufflées dans la psyché de la massification et de la mécanisation à travers la discipline du travail et l’isolement social – ne servent qu’à intégrer l’humanité dans l’environnement technologique et à la rendre plus servile, donc plus menacée, plus imprégnée de peur, plus démoralisée. Les tentatives pour humaniser cet environnement à travers des « techniques humaines » comme l’enseignement, le divertissement, la consommation marchande, le conditionnement psychologique, la propagande et la médecine ne font que désintégrer ce qui reste encore de notre indépendance, de nos moyens d’existence et de nos capacités. Le processus permanent de dégradation de l’humain et de sa capacité individuelle à réfléchir et à agir est la condition de toute avancée technologique ultérieure.

 

Une technologie « neutre ? »

La notion de « neutralité » attribuée à la technologie est tout simplement ridicule. Cette notion provient du fait de ne pas vouloir admettre que la massification de la technologie a causé une transformation qualitative, dans un sens néfaste. Il est évident que les structures technologiques ont remplacé les structures humaines correspondantes, les façons de réfléchir et d’expérimenter.

Par exemple, la voiture a été considérée comme un simple remplacement du cheval ou de la charrette, mais les techniques de production de masse dans la conception fordiste de distribution de masse ont donné à la voiture une signification que personne n’aurait pu prévoir. Dans le cas de la voiture, la révolution de Ford couronne une longue période de préparation technique. La production par chaîne d’assemblage et la convertibilité des processus partiels date de la fin du 18ième siècle ; vers la fin du 19ième, le processus de mécanisation devenu relativement stable a causé une croissance des attentes (qui se manifestait par exemple dans la popularité des grandes foires internationales de l’industrie), posant les fondements pour un accueil enthousiaste de la voiture comme produit de consommation de masse. Le rôle de l’État a été fondamental, car lui seul disposait des moyens pour construire un système de transports adapté à la voiture.

Prenons donc la voiture comme exemple. Qui peut nier que la technologie a créé sa propre inertie, sa propre direction, son propre cadre culturel ? Pensez à comment la voiture a modifié en quelques générations notre monde, nos pensées, nos images, nos rêves, nos formes d’association. La voiture a déraciné nos communautés, pourri nos campagnes, modifié nos façons de manger (ou au moins contribué à leur modification), transformé nos valeurs, contaminé notre sexualité, contaminé notre air autant par sa production que par sa consommation, créé le rituel de sacrifice généralisé sur les chaînes d’assemblage ou dans la rue.

Mais la voiture n’est qu’une invention parmi des milliers d’autres. Qui aurait dit qu’à peine quelques années après l’invention de la télévision, des millions de gens passeraient une partie considérable de « leur » temps devant l’écran plutôt que d’utiliser ce temps pour d’autres activités ? Qui aurait pensé que ce monde serait devenu un cauchemar irradié, destiné à la destruction, à peine quelques années après l’introduction de l’énergie nucléaire ? Et que seront encore les conséquences de toutes ces nouvelles technologies récentes ?

 

Plus qu’un moteur à vapeur

Il n’y a pas de doute : la technologie nous modifie nous et nos expériences. L’impact de la technologie ne se fait pas seulement sentir dans les moyens, mais aussi dans les buts des actions sociales des individus.

La révolution industrielle a créé un nouvel environnement pour l’humanité, une nouvelle façon de vivre. Elle a été bien plus que l’introduction d’un moteur à vapeur ou d’une machine à effiler le coton ; elle a été l’avènement d’une nouvelle époque et d’une nouvelle perspective.

La technologie industrielle a eu les grandes conséquences que nous connaissons et les nouvelles technologies auront des conséquences encore plus profondes car elles entament la substance même de la société – l’information et la communication. Les partisans des nouvelles technologies glorifient les succès des sciences neurologiques qui démontrent qu’il est désormais possible d’analyser et de mesurer l’activité du cerveau humain. Les technocrates ne savent pas seulement comment nous pensons, mais sont capables de modifier le concept même d’intelligence.

La mystification qui se cache derrière tout discours technologique devient évidente. Ce qui est en train de changer, c’est en réalité une définition, une description, une façon de percevoir quelque chose que la structure technocratique ne peut pas comprendre sans en modifier la nature. La technologie s’impose à l’esprit humain, c’est un lit de Procuste[1] qui « révolutionnera » la pensée en l’obligeant à s’adapter aux paramètres de la machine.

La conviction la plus courante du mysticisme technologique est de croire que les technologies modernes, la mécanisation et les systèmes de communication digitale diversifient les expériences. En réalité, la technologie appauvrit universellement l’expérience humaine. La mécanisation a réduit nos horizons en reléguant les cultures dans une seule techno-culture et en éliminant toute nuance, toute particularité. On le voit par exemple dans la mécanisation de l’agriculture et surtout dans la culture fruitière, un secteur où l’influence de la mécanisation a causé une standardisation des fruits en cultivant peu de variétés.

 

Regarder les écrans des ordinateurs

Les disciples de la mécanisation prétendent qu’un monde digitalisé nous rend libres de choisir quel type d’information et de produits nous voulons recevoir et consommer : plus encore, que si certaines informations ou marchandises ne nous plaisent pas, nous pouvons tranquillement en choisir d’autres. Cela ne diffère guère de zapper entre les chaînes de télévision. Toute information devient identique puisque la technologie forge la connaissance à son image ; tout comme l’expérience de son utilisation est partout la même.

Peu importe quelles informations on recherche, qu’il s’agisse des séismes du golf de San Francisco ou de l’état de la circulation à Tokyo, de vins français ou de destinations exotiques, on ne peut les obtenir qu’en regardant des écrans, en s’adaptant au mode d’utilisation de ces technologies. Ce qui peut être adapté à l’ordinateur, ce qui peut être transmis par la technologie, reste « en vie » – tout le reste disparaît. Il suffit de constater la rapidité avec laquelle l’introduction des téléphones portables, des ordinateurs, des mini-ordinateurs, des montres intelligentes et des réseaux omniprésents modifie nos pensées, nos comportements, nos habitudes. Nous vivons dans une pseudo-communauté qui tient sur des liens électroniques ; la « vieille » rencontre directe disparaît toujours plus à l’arrière-plan et est en tout cas dénuée de son caractère et appréciation d’antan.

Le langage aussi devient de plus en plus pauvre. Tout comme la vie quotidienne change profondément, le langage subit ces transformations. Certaines façons de penser, certains mots et notions dépérissent et disparaîtront. Ainsi, les générations futures ne sauront plus ressentir le manque de quelque chose qu’elles n’ont jamais connu. Le langage de l’ordinateur dit tout ce qu’il y a à dire ; langage et signification deviennent le terrain exclusif de l’ordinateur et des images vidéo. L’histoire devient l’histoire qui apparaît aux écrans et rien d’autre.

La culture « individuelle » subit une reconfiguration similaire. Tout, toute caractéristique, toute particularité, toute préférence qui ne saurait être adaptée au nouveau système technologique est considérée comme absurde, inacceptable et extraterrestre. La mémoire de l’ordinateur remplace petit à petit la mémoire humaine (pensez aux changements dans l’enseignement, où l’on n’insiste plus sur la reproduction et la mémorisation de « connaissances », mais sur les moyens technologiques pour trouver, rechercher, googler des « connaissances ».) Les individus ressemblent toujours plus aux machines qu’ils ont fabriquées, ils parlent le même langage et manient la même logique productiviste.

Tout comme les informations, le langage n’est certes pas « neutre ». Le langage est signification et la signification représente le pouvoir ; contrôler et fabriquer la signification équivaut à contrôler et fabriquer le sujet humain.

 

Vers un État policier cybernétique

« Absurde ! », disent les défenseurs de la méga-machine, « La technologie n’échappe pas au contrôle humain, elle est simplement quelque chose dont nous nous servons ; et surtout, c’est une activité que nous avons nous-mêmes choisie. »

Personne ne nie la possibilité de choisir. Mais il n’y a que deux choix : soit accepter les impératifs de la technologie, soit les termes de l’individu. La technologie n’est évidemment pas quelque chose qui se trouverait en dehors des interactions humaines. C’est la forme mutée qu’ont prise ces interactions ; les formes futures de la domination ne se fonderont par sur du vide. Mais elles deviennent toujours plus claires.

Notre dépendance totale à la technologie est l’autre face de notre dépendance à l’État. Les technologies, une fois incorporées comme « interface » de l’État, ont créé une nouvelle forme de domination. L’État policier cybernétique s’est approprié l’ensemble des technologies et des mécanismes de contrôle social ; il les coordonne là où avant, elles fonctionnaient d’une façon chaotique et compétitive.

N’a-t-on entre temps pas atteint un système digital universel d’identification ? Les banques de données ne sont-elles pas toutes connectées, non seulement celles des banques aux services de police nationaux, mais aussi d’autres données comme la consommation, la santé, l’administration,… ? Les énormes banques de données enregistrent quasiment toute action que nous réalisons, tout voyage que nous entreprenons, toute rencontre, toute transaction bancaire, toute activité. Cela n’est plus une fiction, cela n’est plus du catastrophisme, cela n’est plus une exagération à la 1984 des éternels pessimistes, c’est une réalité qui devient toujours plus omniprésente et intégrale.

Enfin, il faut également souligner que cette évolution des quinze ou vingt dernières années ne s’est pas accomplie à travers une opération répressive de masse, ni par une coercition ouverte de la part du « pouvoir », mais via l’intégration universelle de tous et de tout dans la circulation marchande. La technologie ne s’est pas heurtée à de nombreux récalcitrants, justement parce qu’elle fait intégralement partie des rapports sociaux existants. Paroxysme de l’absurdité, mais dans le monde de la rationalité technologique rien ne devrait plus nous étonner : dans certaines régions, des populations n’ayant pas accès à de l’eau potable ou non-contaminée ont par contre accès aux réseaux Wifi, coordonnées GPS et téléphones portables. Ce qui pourrait paraître absurde et insensé, est devenu parfaitement rationnel et réel à travers la technologie.

 

La liberté n’est pas un absolu

La liberté n’est pas un absolu, c’est clair. Sa notion suit la même transformation que celle que subit toute la sphère sociale, qui représente la technologie comme porteuse de nouvelles « libertés » et non pas comme destructrice de liberté.

Les différences et les barrières entre l’humain et la machine sont sur le point d’être abattues. Les recherches pour intégrer le cerveau humain dans des systèmes cybernétiques ne peuvent que rendre l’être humain superflu, tout comme l’avènement de l’industrie technologique a rendu obsolète toute forme de communauté en dehors de sa pseudo-communauté. L’irrationalité de la « culture », de l’amour et de la mort, des passions et, pourquoi pas, de la lutte anarchiste, est vaincue par la technologie ; l’ordinateur amène un sommeil éternel sans rêves.

Mais la technologie a beau être particulièrement efficace dans la création (directe ou indirecte) de formes plus puissantes de domination, elle n’est pas nécessairement autant capable de maîtriser ses propres évolutions et conséquences, les désastres et les crises que son application provoque.

 

Les conséquences de la technologie

La technologie ne peut pas être isolée d’elle-même et être étudiée à travers ses propres techniques. L’expérimentation en laboratoire dans un certain contexte social ou géographique par la techno-hiérarchie est de la technologie et a en soi ses propres implications sociales. Les résultats des innovations ont des significations nécessairement diverses et imprévisibles pour les différents secteurs de la méga-machine. A travers sa grandeur et sa diffusion territoriale, elle a déjà éliminé tout ce qui était auparavant local, et a rendu tout le monde dépendant des appareils. Mais en réduisant l’activité de l’être humain à la pure « rationalité » de ses procédures, elle crée sa propre inertie et ses propres « lois de mouvement ».

La technologie, piégée par ses propres instruments et centrée sur l’hyper-rationalisation des processus de production, déplace l’activité non seulement au delà des possibilités des individus d’y exercer un quelconque contrôle, mais se substitue aux fins auxquelles elle était destinée. Comment a-t-il pu arriver que dans certains pays, la production du pain, réalisée localement et à une vaste échelle, a été presque entièrement reprise par la mécanisation des grandes entreprises ? Comment est-ce que la conception des humains de la nature de ce moyen de subsistance, une conception qui n’avait guère changé pendant des siècles, avec le pain vu comme un symbole par excellence parmi les aliments, a-t-elle pu tellement changer ? La mécanisation a commencé en pénétrant tous les aspects de l’existence vers la fin du 18ème siècle. L’agriculture et la production alimentaire étaient elles aussi soumises au joug de la technologie. Comme elles requéraient des investissements et des machines sophistiqués, de nouvelles méthodes ont été pensées pour stimuler la consommation. La massification exige de l’uniformité, mais l’uniformité fait baisser la qualité. Il est facile de démontrer comment les goûts ont changé, comment les vieux « instincts » ont été éliminés. Et, une fois de plus, ce qui compte n’est pas un quelconque moment spécifique dans la transformation des techniques, ou quelles formes de technologie ont été implantées, mais tout le processus de massification qui a arraché les activités modestes et organiques aux communautés et aux individus pour que la méga-machine puisse ensuite les absorber. La cuisson du pain n’est qu’une petite partie d’un long cycle qui commence par le semis. La mécanisation s’attaque à tous les aspects de la vie organique et s’y substitue, ce qui a modifié pour toujours la structure de l’agriculture, le rapport à la terre, à la nourriture. Non seulement le pain s’est dégradé par la mécanisation, mais l’humain se retrouve aussi toujours plus éloigné de la terre. Le processus technologique modifie les produits et les humains.

 

Hors de contrôle

Même les défenseurs de la technologie admettent que cette dernière n’entend pas d’autre logique que la sienne. Certains parmi eux attaquent la « technophobie » des critiques et prétendent que le problème est que les humains n’ont pas encore appris à gérer la « liberté » que la technologie leur offrait. Selon ses apologistes, la technologie est un instrument qui donne des capacités, et non pas un mécanisme coercitif, et alors le véritable problème serait la capacité humaine à la « gérer ». L’absurdité d’une telle prétention saute aux yeux. La technologie nous a donné la liberté de la servir, le choix d’agir à l’intérieur de l’environnement technologique. La technologie est coercitive parce qu’elle est un environnement, un environnement qui, pour exister, doit éliminer tous les autres environnements.

Un écrivain bienveillant face à la technologie a fait référence à la métaphore bien connue de la littérature d’une machine qui devient incontrôlable à cause de sa vitesse : « Si nous semblons être catapultés dans l’avenir par un moteur affolé, il se pourrait que la raison principale en soit le fait que nous ne soyons pas capables d’apprendre comment le moteur fonctionne, ni de déterminer la direction où nous voulons aller. » Cette affirmation fait penser à quelque chose que Lénine a dit lors du dernier congrès de parti auquel il a participé, en avril 1922. Il disait qu’il avait souvent l’impression désagréable d’être un conducteur qui se rend soudainement compte du fait que la voiture ne va pas dans la direction qu’il veut.  « Des forces puissantes, disait-il, font dévier l’État soviétique de son chemin originel ». Parmi ces forces puissantes, il y avait évidemment l’hypnose de la politique et de l’autorité.

D’une façon parallèle, ces mêmes « forces puissantes » de l’autoritarisme et de l’optimisme technologiques sont aujourd’hui à l’œuvre. Dans la société technologique, c’est la technologie qui se trouvera toujours à la barre. Le « facteur » humain ne peut pas être programmé par des ordinateurs comme une mesure de protection contre leur pouvoir sur nous ; ce facteur ne peut que céder. La voiture est hors de contrôle. Et nous ?

Nous pouvons commencer en détruisant le mythe qui fait de la technologie quelque chose de sacré et d’irréversible. Devenir indépendants de la technologie, regarder le monde avec nos propres yeux et non pas à travers les écrans des ordinateurs, faire l’effort pénible et compliqué de continuer à penser et à sentir par nous-mêmes, au contraire de toute rationalité technologique. Nous pouvons commencer en abattant tous les préjugés de cette civilisation, en empêchant la destruction ultérieure de territoires et d’environnements, en s’opposant au triomphe du progrès, en éliminant les appareils de la propagande technologique et politique, en sabotant et en attaquant les structures disséminées et les hommes de la technocratie. Et dans ces combats, il faut se débarrasser de tous les modèles de pensée économiste et technologique sur l’efficacité, la productivité etc. Comprenons-nous bien, nous ne proposons en aucun cas quelque chose qui pourrait se développer à travers un programme politique et technologique.

 

[1]     Procuste (dans la mythologie grecque) était un aubergiste dans les environs de Eleusis qui invitait les passants à passer la nuit chez lui. S’ils acceptaient, Procuste venait pour vérifier si son hôte rentrait dans le lit. Souvent ce n’était pas le cas, et alors Procuste l’étirait s’il l’hôte était trop court ; s’il était trop grand, il lui coupait un bout.

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