Archive for the ‘Salto #2 Français’ Category

L’impossible

Thursday, March 21st, 2013

« C’est en recherchant l’impossible que l’homme a toujours réalisé le possible. Ceux qui se limitaient sagement à ce qui leur semblait possible, n’ont jamais fait le moindre pas en avant. »

 

L’utopie, le rêve, l’impossible, le merveilleux, l’inconnu…Il n’y a là que quelques uns des termes dont l’humain a pu se servir pour décrire la tension qui le pousse vers l’absolument autre. Une tension singulière, évidemment, qui, si elle ne se limite pas à inspirer des postures esthétiques, est accompagnée par les moqueries des secrétaires de parti et des sacristains de paroisse (« une place pour les rêves, mais les rêves à leur place », disait un poète, mort depuis dans un camp de concentration). Car les gens qui exercent de telles fonctions, ou qui y aspirent, n’aiment pas que les habitudes séculaires qui garantissent la misère d’un grand nombre et le pouvoir de quelques uns soient perturbées.

Comme d’autres avant nous, nous pensons aussi que la croyance en et la soumission à ce monde, bien réel, sont le fondement de tout esclavage. Depuis notre naissance, nous nous sommes habitués à vivre dans la prison quotidienne. Nous en sommes sûrs, au-delà de ses murs, rien ne peut exister. Notre seule expérience coïncide avec les rythmes et les règles de cette prison. Nos sens sont modelés sur les sons, couleurs, odeurs, goûts, densités de l’intérieur. Nés dans l’esclavage, nous sommes prêts à jurer que les chaînes qui nous retiennent sont un fait tout à la fois naturel et inéluctable.

Pour cette raison, nos lamentations ne vont pas au-delà des formes de notre prison. Elles ne réclament que de ré-formes. Personne n’en remet la substance en question. On estime cela aussi absurde et inimaginable que de critiquer le lever du soleil. Ce qui a été est aussi ce qui est, et ce qui sera.

Les prisonniers qui sont convaincus que derrière les murs, il y a quelque chose d’autre, sont rares. De vastes champs parfumés ? Peut-être. Des rivières pour plonger dedans et nager? Possiblement. Des jungles aussi luxuriantes que dangereuses? C’est possible. Cet autre n’a jamais été vécu à la première personne. Il a seulement été imaginé. C’est pourquoi il n’est pas possible des faire des prédictions qui ne seraient pas illusoires. Pourtant, il existe, nous en sommes convaincus. Il suffit d’abattre le mur qui nous en sépare. Il s’agit d’une tension dynamiteur qui ne peut pas compter sur beaucoup de consensus parmi la masse de prisonniers auxquels on a appris depuis leur jeunesse « qu’on n’abandonne pas le certain pour l’incertain ». Si on confesse cette tension à nos compagnons d’infortune, ils nous prennent pour des fous. La crainte de représailles et la peur de l’inconnu amènent chacun d’entre nous à se contenter de repeindre les murs de la cellule. C’est précisément là que le réalisme montre sa nature policière, en occupant tout l’espace de la pensabilité.

C’est un cercle vicieux dont on ne sort pas. Pour s’évader, la complicité des autres prisonniers est indispensable, mais ceux-ci ne veulent pas en entendre parler. Si nous dévoilons nos intentions, nous nous heurtons au mur caoutchouté de l’incompréhension. Alors, pour gagner malgré tout leur confiance, on baisse le ton. On se limite à chuchoter nos vrais désirs et, pour être acceptés entre temps, nous participons à leurs revendications pratiques, concrètes, immédiates, de promenades plus longues, de cellules plus spacieuses, de bouffe plus nourrissante…

Et plus on s’y immerge, plus ces revendications absorbent notre temps et notre attention, plus on met de côte nos désirs les plus profonds. Jusqu’à les oublier.

Ce mécanisme s’appelle la reproduction sociale. L’activité quotidienne des êtres humains se reproduit elle-même et reproduit l’environnement qui l’entoure. Un esclave qui se comporte comme esclave, perpétue l’esclavage. Un prisonnier qui se comporte comme prisonnier, perpétue la taule. Famille, école, travail, tout ce que nous faisons au quotidien reproduit le système social. Pour réussir à aller plus loin, au-delà de ce qui est, il faut briser cet enchantement. Nous devons sortir de ce cercle magique, et le prix à payer, c’est de rester seuls. Voilà pourquoi nous ne pouvons pas renoncer au rêve. Voilà pourquoi il devient vital de redécouvrir le « rêveur définitif » qui est en nous, seule défense contre le triomphe du citoyen-consommateur définitif.

Oui, la médiocrité de notre univers dépend aussi de notre force d’énonciation. Mais au lieu d’enrichir le langage de l’anarchie, nous l’avons d’abord appauvri et ensuite complètement abandonné en faveur de quelques slogans antifascistes, antiracistes et anti-qui-sait-quoi-encore. Un défenseur acharné d’assemblées populaires disait qui si on veut atteindre les gens, il faut utiliser un langage auquel ils sont habitués, un langage compréhensible. Ça n’a pas de sens de parler de révolte ou de subversion avec les paysans et les travailleurs, ils ne vous comprendraient pas. Mieux vaut parler d’une « nouvelle politique d’en bas », d’ « une autre communauté » et des choses similaires. En suivant cette logique implacable, on finit par échanger le langage du désir pour la grammaire du besoin. Le résultat en a été une invasion de « fausses démocraties », « dérives autoritaires », « métropoles niés », « droits en danger »,… toutes ces choses qui chatouillent les opinions conformistes des autres dans la mesure où ils suppriment leurs propres pensées rebelles.

Il y a un siècle, quelqu’un proclamait fièrement : «  vous, ô bourgeois, ne pourriez pas comprendre nos livres ». Ce n’était pas un analphabète qui voulait légitimer sa propre ignorance. C’était par contre la violence poétique jeté à la figure de la médiocrité du monde bourgeois. Un monde qu’il faut frapper dans ses institutions politiques, dans ses intérêts économiques, dans ses structures sociales, mais aussi dans ses présupposés linguistiques et logiques. Semer le désordre dans ses palais, sur ses marchés, dans ses rues, mais aussi dans ses discours. Redécouvrons cette fierté. Gardons vivant ce que la canaille journalistique appelle « l’autisme des insurgés », l’étrangeté à et l’insubordination devant la raison d’Etat. Laissons le réalisme à ceux qui veulent spéculer sur lui. Assez de ces revendications pesées et mesurées, pleines de bon sens, contre la marchandisation de l’enseignement, pour des tracés alternatifs de TGV, pour le tri sélectif, pour des permis de séjour pour tous (et toutes des propositions liées du genre « marchandises sans logo » ou « allocations garanties »). Assez de ces réparateurs et ajusteurs d’un monde qui ne mérite que de disparaître. Réhabilitons l’irréalité de nos désirs, leur mouvement tumultueux qui ne connaît pas de digues, leur capacité à pénétrer dans la chair et à faire couler le sang. Traversons la réalité pour découvrir non ce qu’on peut faire, mais ce ne qu’on ne peut pas faire. Lorsque nous rêvons les yeux grands ouverts, le monde et ses modèles commencent à vaciller, aucune justification ne le soutient plus. Une fois en proie à une telle ébriété, plus rien ne réussira à nous retenir de bouleverser le monde.

Nous nous rendons compte que cette incitation au rêve, en une période si sombre qu’elle fait penser aux pires moments de l’histoire, peut paraître hors propos. Maintenant que l’abîme se repeuple de la faune la plus immonde, maintenant que la guerre de tous contre tous semble une hypothèse toujours plus plausible, quel sens peut-on trouver à se perdre dans l’utopie ? Pour répondre à cette question, nous sommes contraints de la retourner : n’est-ce pas justement parce que nous avons cessé de rêver que nous avons atterri directement dans le tourbillon de cette réalité qui nous prend en otage ? N’est-ce pas justement le manque d’utopie qui fait que les conflits sociaux adoptent les caractéristiques du citoyennisme ou de la guerre civile ? N’est-ce pas justement en offrant une perspective qu’on pourrait (peut-être) éviter que la rage ne se gaspille en tirs aveugles ?

 

 

 

 

 

Moi, tu, ils nous

Thursday, March 21st, 2013

Moi, tu, ils, nous

 

Qu’est-ce que tu entends par nous ?

Mettons le doigt sur ce point d’interrogation. Le pronom personnel utilisé par l’auteurd’un texte influence souvent le point de vue du lecteur par rapport à son contenu. Là où une apparente donnée formelle agit sur le contenu, une approche critique est de mise. Et ce nous se retrouve trop souvent utilisé sans esprit critique dans des textes.

Est-ce une raison suffisante pour nous évitions perpétuellement le nous ? Question rhétorique, bien évidemment. La réponse, ou mieux, ma réponse, est déjà contenue dans la question. Mais est-ce aussi ta réponse ? Est-ce que ce premier « nous » est à sa place ou, justement, est-il déplacé ?

En écrivant un texte, le pronom « moi » semble le plus sincère. Je fais, je pense, j’écris.* Mais un texte se veut aussi (du moins, je pars de ce présupposé) un moyen de communication, une tentative de dialogue. Moi, comme lecteur, je ne suis, en première instance, pas directement intéressé par la cohérence du « je » de l’auteur, mais par les idées qui surgissent dans son ouvrage. Le rapport entre ces idées et ma vie (en termes de concordance et de conflit, c’est-à-dire, ma cohérence) est la raison pour laquelle je prends je fais la peine de lire un texte. Si l’auteur revendique en permanence, par son je, le rôle principal, où est-ce que je me retrouve, avec mon je, sinon dans le rôle de spectateur passif ? La forme « je » peut donc autant mener à une expérience de lecture stérile, une affirmation de la position de l’auteur, sans défier le « je » du lecteur. On tombe alors rapidement dans le trop facile « à chacun son opinion ».

Donc peut-être que je veux aussi m’adresser à toi. Et moi et toi, est-ce que ça ne fait pas nous ? Un nous qui est tout d’abord un défi, car s’agit-il bien d’un nous ? Un « nous » dans un texte évoque plus souvent des réticences, justement parce qu’il provoque le lecteur et devient prétexte à une discussion entre tes idées et mes idées. S’il ne rencontre pas de réticences, c’est parce que le « nous » était à sa juste place (au moins pour toi et moi, pas nécessairement pour eux) ou parce que le contenu du texte est accepté sans esprit critique ou mis de côté par commodité.

Peut-être qu’un nous qui ne parle pas uniquement de moi et toi, mais veut aussi parler d’eux, est plus problématique. Ces ils, qui ne sont pas présents, ne peuvent donc pas activement remettre en question le nous. Un tel nous est souvent un instrument de pouvoir. Il vise à attirer le lecteur dans le camp de l’auteur à l’aide d’un argument quantitatif. C’est le nous des lieux-communs et des clichés, de la pression du groupe et des obligations morales ; c’est le nous qui cherche à bloquer la possibilité d’un moi et toi ; c’est, enfin, un nous je suis non pertinent, voire inexistant. Un tel nous ne cherche pas le dialogue critique entre mes idées et tes idées, mais uniquement à convaincre l’autre. Il appartient aux publicités, à la politique et à la religion.

Une conclusion ? Si l’utilisation de la forme « je » peut amener une extériorité des lecteurs, un « nous » peut simuler une fausse implication ou dissimuler l’argument du nombre. Le seul repère du lecteur, dans toute cette histoire, c’est la question active et critique du « je ». Le seul fil conducteur de l’auteur, c’est l’envie d’entamer un dialogue, de formuler sa proposition plutôt que d’essayer de vendre quelque chose.

 

*Sauf s’il y a une collaboration à la base d’un texte; nous écrivons. Et pour devancer des remarques philosophiques du genre « aucune idée n’est originale » ; je fais, je pense, j’écris sont tous des actions dans une recherche de cohérence et non pas des histoires de droits de l’auteur qui nourrissent uniquement une vision statique sur les idées et des positions de pouvoir.

Annexe 1 – Le fracas de l’incompatible

Thursday, March 21st, 2013

retour sur la manifestation du 27 juin 2012 à Bruxelles

 

Convertir qui que ce soit ne nous intéresse pas. Lutter pour ouvrir des brèches, se battre pour que de véritables espaces de discussion soient possibles, se soutenir et aiguiser la critique pour que chacun et chacune puisse développer son parcours et sa cohérence dans une perspective de libération, c’est ça qui nous tient à cœur.

 

Faire ici une plaidoirie pour la nécessité de l’attaque directe contre ce qui nous opprime, par tous les moyens que nous jugeons adéquats, nous paraît superflu. La question ne semble pas être là. Un abîme a toujours séparé ceux qui veulent imposer un nouvel ordre au monde, « un ordre meilleur » et ceux qui ne veulent plus d’ordre du tout. Entre ceux qui ont prêtés serment à la politique et ses manœuvres, à la stratégie au nom des « rapports de force », à l’organisation des masses et leur transformation non en individus libres et autonomes, mais en adhérents et spectateurs de l’idéologie de service ; et ceux qui refusent de soumettre la rage contre ce monde d’exploitation et de domination à des prérogatives autre que leurs volontés et leurs désirs, qui voient à travers l’action directe et l’auto-organisation les individus se débarrasser des rôles sociaux imposés et des idéologies, qui rejettent tout rappel à l’ordre de la part de qui que ce soit. Nous ne sommes ni des politiciens, ni des manipulateurs. Nous ne cherchons pas à camoufler cet abîme, mieux, nous essayons par tout moyen de l’approfondir. La révolte n’a jamais été une affaire de partis, de politicards en aspiration, de hiérarchies syndicales.

Si quelques vitres pétées d’une voiture d’un fonctionnaire de l’OTAN lors de la récente manifestation ont contribué à éclaircir les divergences, à briser la fausse unité entre des choses incompatibles, c’est probablement tant mieux. Qui aurait pu deviner qu’un geste aussi banal et aussi simple pourrait engendrer de telles polémiques ! On se souviendra des sourires qui sont apparus à ce moment-là sur les visages, de ces sourires de combativité et de joie de passer à l’attaque, de ces sourires qui marquent une complicité dans la révolte. Mais parallèlement, on se souviendra comment des petits chefs courraient comme des poulets sans tête pour éteindre le feu, en assumant leur rôle de pompier, en mettant immédiatement en pratique la délation. Et on se souviendra aussi comment ces leaders autoproclamés n’étaient pas du tout suivis par tout le monde et que leurs ordres et leurs menaces ont été accueillis par une franche hostilité.

Nous avons toujours défendu la nécessité de l’action directe et de la violence révolutionnaire. La question de l’opportunité de tel ou tel geste camoufle en effet assez souvent une volonté de diriger, de contrôler, de soumettre tout le monde à une même stratégie. A notre avis, une manifestation appartient à tous ceux qui y participent, et non aux seuls « organisateurs », c’est donc tant mieux si chacun y agit selon ses volontés et ses appréciations. Cela ne nous intéresse pas de former une masse qui serait manœuvrable pour servir les intérêts du politicard de service et aucune considération stratégique ou opportuniste ne pourrait nous amener à condamner ceux qui choisissent de passer à l’attaque.

Nous avons horreur de devoir nous boucher le nez au nom d’une fausse unité, nous préférons être clairs sur ce que nous pensons, et faisons. Si nous appelons à la révolte, si nous pensons que chacun et chacune est capable de saboter, de mille manières et selon ses préférences, les engrenages de la domination, c’est parce que nous luttons pour un monde où tout individu prend sa vie en main et ne reporte cette exigence vitale à aucun lendemain qui chante. Ceux qui viennent toujours nous harceler avec des discours comme « ce n’est pas le moment » sont ceux qui demain condamneront de toute façon toute geste de révolte individuelle ou collective au nom de leur stratégie politique. Il n’y a pas à se leurrer là-dessus, les discours politiques, aussi « radicaux » se présentent-ils, ont en vérité du mal à camoufler leurs véritables intentions.

Certains pourront ainsi dire qu’on a le droit de se défendre quand la police nous charge. Ils appelleront même à venir « casqués », symboliquement évidemment et au pire des cas, pour réduire le nombre de crânes ouverts. Mais attaquer, ça non. S’ils pensent pouvoir faire leur beurre sur les corps mutilés et les visages ensanglantés par la police, ce ne sera pas avec notre accord ou notre consentement ! Nous ne sommes pas des fanatiques de l’affrontement avec la police, mais pas non plus des moutons qui se laissent défoncer au nom d’une quelconque idéologie de la non-violence. Par contre, ce que nous défendons, c’est la capacité de chacun et chacune à passer à l’attaque, à ne pas attendre que les forces de l’ordre nous en empêchent ou nous attirent dans le piège d’un affrontement stérile. En effet, nous ne cherchons pas forcément des batailles rangées avec la police anti-émeute, qui sont « stériles » au sens où elles détournent trop souvent notre attention de ce que la flicaille essaye de protéger. Nous considérons plutôt la présence policière comme un obstacle à esquiver ou à éliminer (selon nos possibilités pratiques), pour que se déchaîne la fête destructrice. Ce n’est que très rarement qu’un face-à-face avec la police permet à une manif entière une plus grande liberté, un plus grande espace de mouvement, tandis qu’éviter d’attaquer là où ils nous attendent permet très souvent de mettre temporairement en échec le dispositif policier. Les exemples des émeutes dans les quartiers bruxellois sont d’ailleurs très parlantes à ce sujet.

D’autres diront que les gestes de révolte ne servent qu’à amener la répression. Franchement, ces gens-là ont une drôle de vision de la répression. Comme si celle-ci se résumait à des arrestations lors de manifestations, à des tabassages ou à des incarcérations. La répression est présente en permanence, dans chaque sphère de nos vies. Le travail salarié nous étouffe, la consommation nous dégrade, la domination nous empêche d’expérimenter la liberté, l’argent transforme nos vies en une course de rongeurs avec toujours plus de perdants, et vous avez le culot de dire que c’est la révolte qui attire la répression ? De la même manière que la répression est quotidienne, la révolte l’est aussi. Celui qui prêche le calcul, l’attente voire condamne toute velléité de rébellion, doit savoir qu’un fossé infranchissable le sépare de toute perspective révolutionnaire libertaire.

Sommes-nous en train de mettre tout le monde dans le même sac ? En rien ! A chacun son parcours, à chacun son rythme, à chacun ses expérimentations. Mais tout n’est pas compatible. Entre celui qui parle aux flics et celui qui s’oppose à la flicaille, il n’y a pas d’entente possible. Le second a souvent tendance à se conforter dans l’illusion qu’un jour, l’autre verra « la lumière » pour pouvoir s’y associer… sauf qu’entre-temps, le premier l’a déjà livré aux autorités. Il n’y pas de compatibilité entre celui qui prétend parler au nom de qui que ce soit, parce qu’il se trouve à la tête d’une quelconque organisation et s’accapare donc une prétendue légitimité à exiger l’obédience et la loyauté de ses sujets, et celui qui aspire à renforcer et approfondir l’autonomie de chaque être humain, aussi bien sur le niveau des idées que sur le niveau des pratiques.

Au lieu de prétendre à une fausse unité qui reporte la révolte à l’éternel lendemain, nous préférons voir, en taquinant un peu, un éclatement général, où la responsabilité d’agir ici et maintenant ne s’en remet plus à qui que ce soit. Au lieu d’observer les prétendus chefs d’organisations faire leur cuisine interne afin de rallier du monde derrière leurs drapeaux, nous préférons voir des milliers de petits groupes et d’individualités autonomes, avec leurs propres idées et perspectives, leurs propres pratiques et envies, s’accordant entre eux quand ils ressentent le besoin d’agir ensemble, mais refusant toujours d’abaisser leurs idées vers le plus petit dénominateur commun au nom de la stratégie. Car là, on ne serait plus en train de se découvrir, de tisser des liens de solidarité et de réciprocité mutuelles, mais en train de raffiner l’art liberticide du contorsionniste.

A l’heure actuelle, avec des conditions de vie qui se dégradent rapidement et une terreur étatique qui s’intensifie contre des couches toujours plus larges de la population, ce serait vraiment triste de ne pas trouver le courage d’affirmer que nous voulons une transformation révolutionnaire, c’est-à-dire, la destruction de toute domination et exploitation. Les réactionnaires de tout bord, qu’ils soient fascistes, islamistes, racistes ou autoritaires tout court, haussent leurs drapeaux et tentent d’enfermer sous leurs bannières la colère et le mécontentement latents. Nous ne nous sommes jamais hasardés sur le chemin de la politique et de ses compromis et ce n’est pas plus aujourd’hui que nous allons le faire. Nous pensons par contre que c’est le moment pour sortir de toute posture défensive, et de prendre d’assaut la domination, en mots et en actes, dans son entièreté. Si nous passons à l’attaque, ce n’est pas par seul goût de l’affrontement, mais parce que nous pensons que la dissémination d’attaques contient la possibilité de subvertir ce monde. Aux révoltés de Bruxelles et d’ailleurs, nous ne parlerons pas de modération, de politique et de calcul stratégique, mais d’une révolte sans brides contre toute autorité. En démontrant que la domination n’est pas invulnérable, que la révolte et l’action directe sont à la portée de tous et de toutes, et que tout ajournement fait le jeu du pouvoir.

Des vilains petits canards

Annexe 2: Rencontre anarchiste internationale (Zurich 10-13 novembre 2012)

Thursday, March 21st, 2013

D’où nous partons

 

Les temps changent, les contextes varient, les rapports de domination se transforment, mais dans ce long fleuve tumultueux, nous ne serons jamais prêts à renoncer à ce qui fait de nous des anarchistes. Nous sommes des ennemis de toute autorité, et c’est de là que partent nos tentatives pour partir à l’assaut de l’existant. Nous pensons que la nécessité de l’attaque est permanente et que tout compromis, même revêtu de temporalités tactiques ou de besoins stratégiques, creuse déjà la tombe de la possibilité même de la subversion. Loin de toute vision politique et de tout opportunisme, nous pensons que les possibilités d’explosions insurrectionnelles sont ouvertes. La quête parfois difficile de complices dans la mêlée sociale reste donc nécessaire, sans chercher pour autant le salut dans l’adaptation de nos idées et exigences aux vents capricieux du temps, ou à enfermer la révolte dans l’étroitesse d’une organisation. Si nous proposons une rencontre, c’est à partir de ces quelques bases fermes, et par conséquent de la volonté de diffuser et d’approfondir les idées anarchistes, du choix de nous organiser de manière affinitaire et informelle, de développer des projectualités insurrectionnelles.

 

Si nous souhaitons réfléchir à nos interventions dans une optique insurrectionnelle, c’est parce que nous pensons qu’il faut des ruptures violentes avec l’espace-temps de la domination pour rendre possible un début de subversion des rapports sociaux existants, vers une transformation révolutionnaire. Sans la révolte et son souffle destructeur, aucun saut qualitatif, aucune expérimentation de quelque chose de complètement autre n’est envisageable. Si l’insurrection est un phénomène social et pas seulement l’œuvre de quelques poignées de révolutionnaires, cela ne veut pas dire à l’inverse que les anarchistes n’ont rien à y faire. Comme l’insurrection n’est pas quelque chose de mécanique, le résultat automatique de conditions historiques (il suffirait donc de l’attendre), ni quelque chose de simplement spontané (il suffirait donc de l’invoquer), nous pouvons toujours scruter l’horizon pour y découvrir les possibles, élaborer des hypothèses basées sur une analyse des contextes, et développer une projectualité qui permette de transformer le songe en réflexion, le faire en agir.

 

Si de nouveaux horizons semblent s’ouvrir aujourd’hui, si de nouvelles possibilités d’intervention anarchiste dans la conflictualité sociale deviennent imaginables, ces défis, certes difficiles et compliqués, ne devraient pas nous faire peur. Ils devraient au contraire nous stimuler pour intensifier l’effort analytique et ses retombées pratiques. Au-delà des particularités locales et des luttes en cours et à venir, et en partant des bases qui sont les nôtres, nous pensons qu’il convient de prendre le temps d’entamer une réflexion générale, un effort un peu plus théorique si on veut. Ce n’est qu’ainsi qu’on pourra trouver des pistes à propos du comment agir pour contribuer, précipiter et favoriser l’insurrection.

 

D’analyses en hypothèses insurrectionnelles

 

Tout d’abord, il convient de souligner que dans n’importe quel contexte, quelle que soit l’intensité de la pacification sociale, en dictature comme en démocratie, il est possible d’élaborer une hypothèse insurrectionnelle, et par conséquent de développer une projectualité. De toute façon, il n’y a qu’un monde, nous vivons tous sur une même planète sous le joug de la domination et de l’exploitation.

Les conditions actuelles de la conflictualité ne sont évidemment pas les mêmes qu’il y a trente ans. Les restructurations en cours sont en train d’enterrer la promesse d’une amélioration des conditions d’existence en échange de la paix sociale, et annoncent plutôt un serrement de vis à tous les niveaux. En même temps, l’aliénation marchande et technologique a pénétré de manière bien plus profonde tous les rapports. Privés de sol stable par ces changements, les hypothèses insurrectionnelles du passé pourraient peut-être fournir des suggestions, mais ne peuvent pas remplacer l’indispensable effort de réflexion. Le passé peut bien sûr nous inspirer, mais il ne peut jamais servir de « modèle » ou de « recette ». Même si les perspectives qui s’ouvrent sont en grande partie inimaginables, il nous faut quand même faire l’effort de les imaginer.

 

Dans un monde où la température peut vite monter, il faut déjà commencer par se poser les bonnes questions. Si la conflictualité peut certes s’exprimer de différentes manières, si les tensions sociales peuvent emprunter des formes plus ou moins attrayantes qui se croisent, s’opposent ou se mêlent selon les contextes et l’évolution des transformations en cours, ce n’est pourtant qu’en y regardant de plus près, et de manière globale, qu’on pourra réélaborer des possibilités d’intervention anarchiste à la hauteur de ces situations. Que nous disent par exemple les émeutes de Londres l’année dernière, celles en France avant ou celles qui se produisent de plus en plus souvent, quoique de manière encore limitées, ailleurs ? Ou encore, que nous dit l’entrée en scène de mouvements de contestation dans certains pays suite à une détérioration rapide des conditions de survie ? Comment aussi repenser les potentialités insurrectionnelles de nos luttes spécifiques, celles qui dépendent de l’initiative anarchiste, à la lumière de ces autres aspects de la conflictualité ?

 

Les explosions de rage de ces dernières années ont souvent pris de nombreux compagnons au dépourvu en détonant à l’improviste et de manière dévastatrice avant de s’arrêter brusquement, ce qui ne veut pas dire d’un autre côté qu’elles ne peuvent pas aussi se multiplier dans les temps à venir. A moins d’accepter de rester spectateurs de ces émeutes ou de bricoler quelque chose sur le moment même, les anarchistes devraient au moins se poser quelques questions à l’avance s’ils veulent y contribuer. Par exemple, si l’explosion peut faire tâche d’huile, comment lui donner assez d’oxygène pour pousser plus loin la destruction, ou pour qu’elle puisse s’étendre à la fois dans le temps et dans l’espace ? Et si la destruction est nécessaire, mais qu’elle n’est pas réductible au seul montant des dégâts occasionnés, comment l’alimenter aussi de manière plus qualitative, en embrassant toujours plus d’aspects de la domination ? Enfin, comment y faire vivre quelque chose d’autre, un imaginaire qui aille au-delà du seul négatif, sans s’enliser dans l’illusion politique de la conscientisation ? On peut déjà se préparer en fonction des différentes hypothèses d’intervention qui découlent de ces questions, en prenant en compte qu’il n’y a pas seulement le pendant, mais aussi l’avant et l’après.

 

A côté de ce type d’émeutes, on peut également s’attendre à ce que des milliers, voire des millions de gens descendent dans la rue pour dire leur « non » ensemble, comme on l’a vu dans les premiers pays touchés par les mesures qui accompagnent les restructurations. C’est un « non » hétérogène qui n’exprime certes pas le désir d’un changement radical, mais plutôt la demande de préserver le statu quo antérieur. Aujourd’hui, au moment du démantèlement des restes de l’Etat social dans l’espace européen, au moment où la grippe financière des Etats augure une gestion plus drastique et une exploitation plus intense, c’est aussi toute une espérance progressiste qui s’écroule. Si on voit clairement que ces mouvements ont un pied dans l’intégration (dans leur recherche d’un nouveau compromis démocratique), et un pied dans la révolte, quelle intervention anarchiste peut-on envisager ? Sachant que des tentatives de radicalisation de l’intérieur nous plongeraient dans la logique du petit à petit, et si la question n’est pas d’accompagner ces mouvements d’une présence radicale, comment « approfondir le désordre » ? En quelque sorte, comment faire dérailler ces mouvements de leur voie réformiste pour tenter l’inconnu insurrectionnel ?

 

Dans les deux situations décrites plus haut, nous restons bien sûr « dépendants » d’événements extérieurs, même si y réfléchir et s’y préparer n’est jamais peine perdue. D’un autre côté, rien ne nous empêche aussi de prendre l’initiative en permanence. Celle-ci peut par exemple prendre la forme de luttes spécifiques, soit une hypothèse basée sur une certaine analyse du contexte social qui se focalise sur une structure particulière de la domination, comme par exemple un centre de rétention, le tracé d’un TGV, une ligne à haute tension, une prison, une usine d’armement,… Une telle hypothèse permet de développer une projectualité en reliant nos différentes activités entre elles, et en proposant à d’autres une méthodologie anarchiste pour lutter : l’attaque, l’auto-organisation et la conflictualité permanente. Cette projectualité peut tenter d’avancer vers une attaque partagée de la structure en question ou vers la multiplication d’attaques diffuses contre ce qui la fait exister, une hostilité sociale offensive, liée au contexte et à l’analyse de la structure. Si ces hypothèses ont été surtout pensées dans des contextes plus pacifiés, quel sens peuvent-elles prendre aujourd’hui, vu qu’en plus, les différentes aspects et structures de la domination sont toujours moins « partiels » ? Peut-on encore envisager la lutte spécifique comme quelque chose capable de s’étendre à la critique de la domination dans son ensemble au lieu de la limiter, et servant de « préparation » à des moments plus généralisés de révolte ? Enfin, dans un monde où l’aliénation a beaucoup progressé, la lutte spécifique ne permet-elle pas malgré tout de remettre quelques idées sur la table d’une manière cohérente ?

 

Dans une perspective insurrectionnelle, ce qu’on peut analyser ici séparément peut aussi être pensé ensemble. A titre d’hypothèse, on pourrait par exemple penser que la lutte spécifique (entendue dans ce cas comme l’offensive contre un aspect de la domination) ne serait plus « condamnée » à rester si spécifique, et que dans le cadre d’une hausse générale de la température, elle pourrait tendre à une remise en question de l’ensemble des rapports de domination. Mais si c’est le cas et que la question reste d’élargir la critique à la totalité, pourquoi choisir un aspect plutôt qu’un autre ? Et comment le dialogue fructueux entre ces luttes spécifiques avec une méthodologie anarchiste, et la généralisation d’émeutes ou les turbulences provoquées par un « non » aux restructurations, pourrait déboucher sur une rupture insurrectionnelle ?

 

Sans oublier que…

 

Dans l’ensemble de ces questionnements sur les hypothèses d’intervention, certains problèmes généraux demeurent. Citons notamment la question de la communication, c’est-à-dire la capacité à s’exprimer et à se comprendre, en mots comme en actes. La perte générale d’un autre langage que celui de la domination, faute d’espaces de luttes où cette communication pouvait être forgée, conjuguée à la pénétration rapide et profonde des technologies dans tous les aspects de la vie, l’a désormais transformée en balbutiements ininterrompus. Parmi les anarchistes aussi, il n’est alors pas surprenant de constater que les idées se diluent, deviennent des opinions qui à force d’approximations et de répétitions, finissent même par se transformer en lieux communs. Même les expériences de lutte ne sont plus « comprises », et deviennent de plus en plus souvent de simples informations à consommer virtuellement. Tout cela a pour conséquence un appauvrissement général des échanges, des sensibilités et de la réciprocité. Plus généralement, on a l’impression de vivre dans un présent perpétuel où les expériences passées deviennent des objets plutôt que des liens. Quels espaces de communication pourrait-on réouvrir, où il serait à nouveau possible de de discuter au sein de la conflictualité ?

 

Une vieille question qui reste également d’actualité parmi les anarchistes, est celle du comment s’organiser. Comment approfondir notre choix de s’organiser par affinités, et creuser l’informalité à partir de là ? Quelles manières de s’organiser dans un but spécifique peut-on imaginer aujourd’hui entre anarchistes et d’autres gens qui veulent se battre, de façon à ce que ces formes soient directement ancrées dans la conflictualité ? Quelles manières de s’organiser peut-on imaginer en fonction des différentes hypothèses d’intervention évoquées plus haut ?

 

Internationalisme

 

Enfin, il nous semble qu’il est possible d’effectuer des analyses et des hypothèses au niveau de « l’espace européen », et c’est d’ailleurs un des objectifs de cette rencontre. Bien entendu, nous n’entendons pas par là un bloc uniforme, mais un ensemble d’équilibres qui dépendent étroitement les uns des autres, un ensemble lui-même en interaction avec d’autres « espaces » (pensons simplement aux récents soulèvements de l’autre côté de la Méditerranée). Un tel contexte n’est pas non plus uniquement modelé par les seuls rapports économiques et politiques, qui reposent d’ailleurs toujours plus sur une acceptation passive que sur un consensus actif, mais est aussi un espace de conflictualités qui s’alimentent directement entre elles.

 

Si nous pouvons partager des hypothèses dans ce cadre, qui partent du général pour s’affiner vers chaque contexte, alors pourrait peut-être s’ouvrir un début de chemin qui se placerait à son tour dans une perspective internationaliste.