Nouvelles réalités, vieux désirs

Les lignes suivantes doivent être lues comme de simples propositions pour le débat. Elles se veulent des analyses sommaires de quelques réalités en transformation par rapport au contexte où certains types d’intervention anarchiste spécifique ont été conçus. C’est une simple tentative de poser quelques questions dans les termes corrects pour pouvoir ensuite les approfondir. Nous sommes conscients du fait que les analyses que nous exposons ici sont trop générales et superficielles en regard de l’approfondissement que nécessiteraient certains points. Mais il ne peut en être autrement, puisqu’il s’agit d’une brève contribution pour le débat et qu’elles ne serviront que de point de départ, telles une esquisse.

La plupart des méthodes d’intervention dans la réalité dont nous avons hérité et dont nous disposons actuellement, ont été développées – même si elles répondaient certainement à des traditions, des élans, des intuitions ou des certitudes aussi vieilles que la guerre sociale elle-même – en des temps particuliers, en des temps de défaite. L’échec de l’assaut du ciel avec la restructuration capitaliste des années 70 et 80 ont profondément modifié la nature du conflit social. A l’automatisation et l’atomisation de la production a correspondu un processus d’automatisation et d’atomisation sociale, marqué par la décomposition des milieux ouvriers et par l’apparition d’un nouveau type anthropologique, en gestation depuis l’après-guerre. Ce type se caractérise par sa pusillanimité, l’infantilisme, sa volubilité, la disposition à déléguer tous les aspects de son existence à des instances supérieures ainsi que par le fait de vivre dans un éternel présent sans garder en mémoire que son propre milieu a été radicalement transformé dans un processus de falsification sur le modèle du parc à thème.

Par conséquent, le conflit social a abandonné le schéma selon lequel deux blocs monolithiques – bourgeoisie-prolétariat, capital-travail – s’affrontent dans un antagonisme frontal, visible et inéluctable et pour des contradictions inhérentes au fonctionnement même de l’économie capitaliste.

A cela il faut ajouter une autre conséquence fondamentale  : le constat d’un point de vue révolutionnaire de l’impossibilité de se réapproprier les structures productives capitalistes à des fins émancipatrices, et la fin des illusions d’expropriation et d’autogestion ouvrière d’un monde planifié pour sa seule autoreproduction. Le rejet du travail en tant qu’activité séparée – dont la pulsion n’a cessé de traverser le mouvement ouvrier sous forme de grèves aux revendications impossibles, de sabotages, d’absentéisme, etc. – a ainsi trouvé sa confirmation historique. La dimension négative de tout projet de libération a donc acquis une nouvelle importance et l’équilibre s’est rompu entre les dimensions offensives des luttes défensives et vice-versa.

A mesure que la domination a occupé l’ensemble du terrain social, le fantôme de la pacification et de la fin de l’histoire s’est mis à planer sur les eaux placides d’une postmodernité, dans laquelle semblaient ne rester comme seules certitudes que l’obéissance et l’impératif d’adaptation à l’aliénation – les seules que leurs popes ne se sont jamais risqués à questionner. C’est ainsi qu’on a pu assister à la liquidation d’un projet historique. Le conflit social s’est déplacé vers des zones marginales – dans le sens strict du terme  : reléguées aux marges, éloignées du centre. D’où la nécessité de réévaluer les perspectives d’intervention, les méthodes, les formes d’organisation, etc. et que celles-ci retrouvent des pratiques qui ont toujours été présentes dans les luttes anti-autoritaires des exploités. Une fois passé le temps de louer les vertus -mythiques ou réelles- de la classe de la conscience, et de regretter la disparition de ces relations – entre grégarisme et solidarité– forgées à la chaleur de la lutte, s’est imposée la nécessité de chercher le terrain où reposer (ou continuer à poser) la question sociale. Ce terrain a été celui des manifestations périphériques des dévastations provoquées par la dictature de l’économie et les rapports de domination.

L’attaque d’aspects concrets du pouvoir provient donc d’une conception de la domination comme un tout affectant la totalité des rapports sociaux et toutes les sphères de l’existence. Mais c’est aussi le terrain où conserver une intelligence offensive, un langage critique autonome et un cadre conceptuel dans lequel le conflit social puisse trouver un sens, au delà du seul rejet individuel, de l’activisme ou de l’attente de la recomposition d’un sujet historique et de l’advenue des «  conditions objectives ».

C’est-à-dire qu’elle provient de la nécessité de rester vivants dans un monde de zombies. Cette réalité a été théorisée de diverses manières en divers endroits et expérimentée avec diverses formes d’agir subversif. C’est de ce contexte que provient la méthode insurrectionnelle telle que nous la connaissons actuellement. Il faut insister sur le fait que ni cette méthode, ni l’organisation informelle, pas plus que la perspective de conflictualité et d’attaque permanentes, ne sont une invention italienne des années 70-80, comme le prétend un lieu commun assez répandu depuis quelque temps chez certains «  critiques sociaux » déroutés. Elle provient, comme nous l’avons dit, de la rencontre d’éléments qui, depuis longtemps déjà, font partie de l’arsenal des exploités avec des analyses de cette réalité nouvelle, que certains appellent «  société postindustrielle ». L’organisation informelle n’est donc pas seulement plus libertaire, elle est plus adéquate pour un affrontement asymétrique – n’obéissant plus au schéma de blocs, mais à la fragmentation sociale – dans lequel la domination a perdu son centre en métastasant tout le terrain social. Les initiatives d’attaque des mécanismes de reproduction sociale proviennent donc de petits groupes qui, partant d’une analyse du contexte, développent une projectualité enracinée dans la nature de la conflictualité de ce contexte et destinée à créer les conditions minimales pour une attaque contre une structure spécifique du pouvoir, aux côtés d’autres exploités. Deux éléments ont une importance particulière dans la conception de cette méthode  : 1) la temporalité. Toutes les énergies s’orientent vers un objectif précis, évitant ainsi à la fois la dissipation d’énergies des luttes à long terme, la bureaucratisation, la domestication et en général l’apparition de la politique avec son long cortége d’aliénations. L’auto-évaluation et l’autocritique sont constantes et l’espace de lutte se défait une fois l’objectif atteint ou lorsque décision est prise d’en changer, pour quelque raison que ce soit. 2) le caractère reproductible. Alimenté par le choix de moyens qui peuvent être utilisés par tous et loin de toute spécialisation, il favorise la multiplication des actions d’attaque – et en même temps une prise de conscience de la nécessité de l’attaque – tout en démontrant la vulnérabilité du pouvoir.

Mais à l’heure actuelle, de nombreuses circonstances sont en train de changer sous notre nez et rendent nécessaire de réfléchir sur certaines conceptions méthodologiques (entre autres). La restructuration économique actuelle fait remonter à la surface des tensions structurelles souterraines qui vont au delà des simples turbulences conjoncturelles. De vieilles questions périphériques se réveillent du sommeil de la pacification. Face à ces nouvelles tensions, nous croyons donc nécessaire d’approfondir les formes de lutte dont nous disposons et de les faire regarder vers les nouvelles formes de conflictualité qui semblent commencer à surgir. Et nous pensons que pour ce faire nous devons partir des luttes inspirées par nos propres projectualités. De nombreux compagnons semblent tentés par une intervention dans les nouvelles agitations de notre temps à partir du dehors  ; il est difficile, en effet, de rester à la maison à regarder par la fenêtre. Mais courir de conflit en conflit, avec la concurrence dans le racket des illuminés de tout poil qui y voient – du mouvement des indignés aux révoltes des banlieues – une page blanche à laquelle donner un contenu en y écrivant leur vérité, est une perspective bien peu séduisante.

Au contraire, continuer à prendre l’initiative de luttes contre des aspects spécifiques du pouvoir n’a aucune raison d’être obsolète du fait des nouvelles circonstances. Les forces centripètes à l’oeuvre actuellement n’agissent pas dans le sens d’un retour vers une centralité à attaquer, mais plutôt dans un sens de cohérence dans l’aliénation. Le centre est partout. Quelqu’un a écrit qu’il n’est plus possible d’émettre la moindre et plus banale revendication, comme celle de la nourriture, sans toucher et remettre en question la totalité de l’infrastructure productive, de distribution et de consommation ainsi que les rapports de domination, c’est-à-dire les fondements de la société.

Mais il n’en est pas moins vrai que certains aspects auparavant sous-jacents – comme, directement, la critique de l’économie telle que nous la connaissons aujourd’hui – remontent à la surface, ou en d’autres termes, semblent redevenir la question sociale. S’ouvre donc la possibilité d’une rencontre entre les luttes spécifiques anarchistes et de nouvelles hostilités, dans un contexte de détérioration de la pacification. C’est la question clef. Mais la rencontre ne consiste pas à capter des membres, nous les anarchistes n’avons rien à offrir, ni programmes, ni paradis, ni solutions pour les problèmes de cette société. Cette rencontre ne peut donc avoir lieu qu’à partir d’une projectualité propre, uniquement dans l’attaque, dans la négation du pouvoir sous toutes ses formes. Mais pour qu’elle puisse se produire, il est peut-être nécessaire de chercher de nouveaux angles d’attaque tenant compte d’aspects qui puissent la favoriser. Et peut-être faudrait-il repenser certains concepts, comme celui de la temporalité et explorer la possibilité de créer des espaces de lutte plus stables (quoi que ce terme puisse donner des boutons à certains compagnons), au sein desquels les groupes puissent agir en bougeant sur différents fronts et à même d’accueillir les différentes initiatives de lutte des groupes, toujours à partir de l’informalité. Peut-être se préparer pour des luttes plus intenses et de plus longue durée ne signifie-t-il pas forcément tomber dans les griffes de la politique et reproduire tout ce que nous avons toujours souhaité éviter. La question du caractère reproductible des actions prend également une nouvelle dimension dans un contexte de conflictualité plus généralisée, comme l’environnement devient plus incontrôlable, tous les doigts ne sont plus pointés sur les anarchistes, et les points névralgiques de la domination se font plus visibles du fait d’un questionnement généralisé de certains de ses aspects.

Nous ne savons pas si nous nous trouvons à la fin d’un modèle (économique, politique et social)  ; nous ne savons pas si cette crise est la crise définitive du capitalisme, comme beaucoup l’assurent  ; nous ne savons pas si la démocratie telle que nous la concevons actuellement va muter vers de nouvelles formes de «  participation politique », sous l’effet de la dite «  crise de représentativité » et des nouvelles technologies  ; nous ne savons pas non plus ce que peut donner d’elle-même une humanité soumise à une dépossession totale et privée de tout imaginaire de libération  ; mais nous savons que nos désirs d’en finir avec cette réalité demeurent inaltérés.

 

 

[Contribution à la rencontre anarchiste internationale qui s’est tenue le 10-12 novembre 2012 à Zurich]

 

Comments are closed.