L’impossible
« C’est en recherchant l’impossible que l’homme a toujours réalisé le possible. Ceux qui se limitaient sagement à ce qui leur semblait possible, n’ont jamais fait le moindre pas en avant. »
L’utopie, le rêve, l’impossible, le merveilleux, l’inconnu…Il n’y a là que quelques uns des termes dont l’humain a pu se servir pour décrire la tension qui le pousse vers l’absolument autre. Une tension singulière, évidemment, qui, si elle ne se limite pas à inspirer des postures esthétiques, est accompagnée par les moqueries des secrétaires de parti et des sacristains de paroisse (« une place pour les rêves, mais les rêves à leur place », disait un poète, mort depuis dans un camp de concentration). Car les gens qui exercent de telles fonctions, ou qui y aspirent, n’aiment pas que les habitudes séculaires qui garantissent la misère d’un grand nombre et le pouvoir de quelques uns soient perturbées.
Comme d’autres avant nous, nous pensons aussi que la croyance en et la soumission à ce monde, bien réel, sont le fondement de tout esclavage. Depuis notre naissance, nous nous sommes habitués à vivre dans la prison quotidienne. Nous en sommes sûrs, au-delà de ses murs, rien ne peut exister. Notre seule expérience coïncide avec les rythmes et les règles de cette prison. Nos sens sont modelés sur les sons, couleurs, odeurs, goûts, densités de l’intérieur. Nés dans l’esclavage, nous sommes prêts à jurer que les chaînes qui nous retiennent sont un fait tout à la fois naturel et inéluctable.
Pour cette raison, nos lamentations ne vont pas au-delà des formes de notre prison. Elles ne réclament que de ré-formes. Personne n’en remet la substance en question. On estime cela aussi absurde et inimaginable que de critiquer le lever du soleil. Ce qui a été est aussi ce qui est, et ce qui sera.
Les prisonniers qui sont convaincus que derrière les murs, il y a quelque chose d’autre, sont rares. De vastes champs parfumés ? Peut-être. Des rivières pour plonger dedans et nager? Possiblement. Des jungles aussi luxuriantes que dangereuses? C’est possible. Cet autre n’a jamais été vécu à la première personne. Il a seulement été imaginé. C’est pourquoi il n’est pas possible des faire des prédictions qui ne seraient pas illusoires. Pourtant, il existe, nous en sommes convaincus. Il suffit d’abattre le mur qui nous en sépare. Il s’agit d’une tension dynamiteur qui ne peut pas compter sur beaucoup de consensus parmi la masse de prisonniers auxquels on a appris depuis leur jeunesse « qu’on n’abandonne pas le certain pour l’incertain ». Si on confesse cette tension à nos compagnons d’infortune, ils nous prennent pour des fous. La crainte de représailles et la peur de l’inconnu amènent chacun d’entre nous à se contenter de repeindre les murs de la cellule. C’est précisément là que le réalisme montre sa nature policière, en occupant tout l’espace de la pensabilité.
C’est un cercle vicieux dont on ne sort pas. Pour s’évader, la complicité des autres prisonniers est indispensable, mais ceux-ci ne veulent pas en entendre parler. Si nous dévoilons nos intentions, nous nous heurtons au mur caoutchouté de l’incompréhension. Alors, pour gagner malgré tout leur confiance, on baisse le ton. On se limite à chuchoter nos vrais désirs et, pour être acceptés entre temps, nous participons à leurs revendications pratiques, concrètes, immédiates, de promenades plus longues, de cellules plus spacieuses, de bouffe plus nourrissante…
Et plus on s’y immerge, plus ces revendications absorbent notre temps et notre attention, plus on met de côte nos désirs les plus profonds. Jusqu’à les oublier.
Ce mécanisme s’appelle la reproduction sociale. L’activité quotidienne des êtres humains se reproduit elle-même et reproduit l’environnement qui l’entoure. Un esclave qui se comporte comme esclave, perpétue l’esclavage. Un prisonnier qui se comporte comme prisonnier, perpétue la taule. Famille, école, travail, tout ce que nous faisons au quotidien reproduit le système social. Pour réussir à aller plus loin, au-delà de ce qui est, il faut briser cet enchantement. Nous devons sortir de ce cercle magique, et le prix à payer, c’est de rester seuls. Voilà pourquoi nous ne pouvons pas renoncer au rêve. Voilà pourquoi il devient vital de redécouvrir le « rêveur définitif » qui est en nous, seule défense contre le triomphe du citoyen-consommateur définitif.
Oui, la médiocrité de notre univers dépend aussi de notre force d’énonciation. Mais au lieu d’enrichir le langage de l’anarchie, nous l’avons d’abord appauvri et ensuite complètement abandonné en faveur de quelques slogans antifascistes, antiracistes et anti-qui-sait-quoi-encore. Un défenseur acharné d’assemblées populaires disait qui si on veut atteindre les gens, il faut utiliser un langage auquel ils sont habitués, un langage compréhensible. Ça n’a pas de sens de parler de révolte ou de subversion avec les paysans et les travailleurs, ils ne vous comprendraient pas. Mieux vaut parler d’une « nouvelle politique d’en bas », d’ « une autre communauté » et des choses similaires. En suivant cette logique implacable, on finit par échanger le langage du désir pour la grammaire du besoin. Le résultat en a été une invasion de « fausses démocraties », « dérives autoritaires », « métropoles niés », « droits en danger »,… toutes ces choses qui chatouillent les opinions conformistes des autres dans la mesure où ils suppriment leurs propres pensées rebelles.
Il y a un siècle, quelqu’un proclamait fièrement : « vous, ô bourgeois, ne pourriez pas comprendre nos livres ». Ce n’était pas un analphabète qui voulait légitimer sa propre ignorance. C’était par contre la violence poétique jeté à la figure de la médiocrité du monde bourgeois. Un monde qu’il faut frapper dans ses institutions politiques, dans ses intérêts économiques, dans ses structures sociales, mais aussi dans ses présupposés linguistiques et logiques. Semer le désordre dans ses palais, sur ses marchés, dans ses rues, mais aussi dans ses discours. Redécouvrons cette fierté. Gardons vivant ce que la canaille journalistique appelle « l’autisme des insurgés », l’étrangeté à et l’insubordination devant la raison d’Etat. Laissons le réalisme à ceux qui veulent spéculer sur lui. Assez de ces revendications pesées et mesurées, pleines de bon sens, contre la marchandisation de l’enseignement, pour des tracés alternatifs de TGV, pour le tri sélectif, pour des permis de séjour pour tous (et toutes des propositions liées du genre « marchandises sans logo » ou « allocations garanties »). Assez de ces réparateurs et ajusteurs d’un monde qui ne mérite que de disparaître. Réhabilitons l’irréalité de nos désirs, leur mouvement tumultueux qui ne connaît pas de digues, leur capacité à pénétrer dans la chair et à faire couler le sang. Traversons la réalité pour découvrir non ce qu’on peut faire, mais ce ne qu’on ne peut pas faire. Lorsque nous rêvons les yeux grands ouverts, le monde et ses modèles commencent à vaciller, aucune justification ne le soutient plus. Une fois en proie à une telle ébriété, plus rien ne réussira à nous retenir de bouleverser le monde.
Nous nous rendons compte que cette incitation au rêve, en une période si sombre qu’elle fait penser aux pires moments de l’histoire, peut paraître hors propos. Maintenant que l’abîme se repeuple de la faune la plus immonde, maintenant que la guerre de tous contre tous semble une hypothèse toujours plus plausible, quel sens peut-on trouver à se perdre dans l’utopie ? Pour répondre à cette question, nous sommes contraints de la retourner : n’est-ce pas justement parce que nous avons cessé de rêver que nous avons atterri directement dans le tourbillon de cette réalité qui nous prend en otage ? N’est-ce pas justement le manque d’utopie qui fait que les conflits sociaux adoptent les caractéristiques du citoyennisme ou de la guerre civile ? N’est-ce pas justement en offrant une perspective qu’on pourrait (peut-être) éviter que la rage ne se gaspille en tirs aveugles ?