Détruisons le travail
Le travail est un sujet qui revient de façon de plus en plus pressante dans les journaux, dans les cours et les conférences universitaires, dans les homélies papales, dans les débats politiques électoraux et même dans les articles et les pamphlets écrits par les copains.
Les grandes questions qui se posent sont les suivantes : comment faire face au chômage croissant ? Comment redonner un sens au caractère professionnel du travail pénalisé par le développement néo-industriel ? Comment trouver des voies alternatives au travail traditionnel ? Comment, et c’est surtout cette question qui intéresse la plupart des copains, abolir le travail ou le réduire au minimum indispensable ?
Disons tout de suite que ces questions ne sont pas les nôtres. Nous ne sommes pas intéressés par les préoccupations politiques de ceux qui considèrent le chômage comme un danger pour l’ordre et la démocratie. Nous ne sommes pas non plus concernés par la nostalgie du manque de professionnalisme. Nous sommes encore moins enthousiasmés par les réformateurs du travail à la chaîne ou du travail intellectuel régi par la planification industrielle avancée. De même, nous ne sommes pas concernés par l’abolition du travail ou sa réduction à un minimum tolérable dans une vie ainsi imaginée pleine et heureuse. Derrière tout cela il y a toujours les griffes de ceux qui veulent organiser notre existence, penser pour nous ou nous suggérer poliment de penser comme eux.
Nous sommes pour la destruction du travail. Procédons dans l’ordre : notre position est totalement différente et c’est ce que nous tenterons d’expliquer.
La société post-industrielle, dont on parlera ensuite, a résolu le problème du chômage, du moins dans une certaine mesure, en déplaçant les forces de travail vers des secteurs flexibles, faciles à manipuler et à contrôler. Dans les faits, la menace sociale du chômage croissant est plus théorique que pratique. Elle est utilisée comme mesure de dissuasion politique, pour décourager de larges couches d’opinion dans leur tentative d’organisation. Les choix de programme du néolibéralisme, notamment au niveau international, échappent ainsi à une remise en question. Le travailleur qualifié est plus facilement contrôlable dans son rôle, lié à son poste de travail et à la carrière dans son unité de production (contrôlable partout et même par les autorités ecclésiastiques). Pour garder ce contrôle, on insiste sur la nécessité de donner du travail. Le chômage en soi ne met pas en danger la production, c’est au contraire l’expérience de la flexibilité, désormais indispensable aux organisations professionnelles, qui pourrait être une source de danger. En dépouillant le travailleur de son identité sociale, il découle sans doute une désagrégation sociale qui rend plus difficile un contrôle à moyen terme. Cette perte de contrôle est la source des jérémiades institutionnelles sur le chômage.
Pour la même raison, les intérêts du système de production dans son ensemble ne permettent plus une préparation professionnelle de haut niveau, du moins pour la majorité des travailleurs. L’ancienne demande de professionnalisme a été remplacée par l’actuelle demande de flexibilité, c’est-à-dire une adaptation à des fonctions de travail en mutation permanente, à des changements d’entreprise, bref, à une vie qui se modifie en fonction des besoins des employeurs. A l’école déjà, on programme ce genre d’adaptations, en évitant de fournir des éléments culturels à caractère institutionnel qui constituaient, autrefois, le bagage minimum technique pour atteindre le vrai professionnalisme. De hauts niveaux de professionnalisme ne sont nécessaires que pour quelques milliers d’individus formés par des post-grades universitaires, parfois aux frais des grandes entreprises qui cherchent ainsi à s’accaparer les sujets les plus disposés à subir un endoctrinement et, par conséquent, un conditionnement.
Dans un récent passé, le monde du travail suivait une voie univoque caractérisée par une discipline de fer, de la rentabilité des chaînes de montage aux contrôles assidus préventifs et subséquents des cols blancs jusqu’à l’archivage de fiches et aux licenciements dus à des comportements hors norme. Pour garder un poste de travail il fallait s’assujettir, acquérir une mentalité de type militaire, apprendre des pratiques parfois complexes, parfois simples, appliquer ces pratiques, s’identifier à elles, penser que sa personne, son mode de vie, ses idées et ses relations, bref tout ce qu’il y a de plus important au monde se résumerait à ces pratiques. Le travailleur vivait dans l’entreprise, avait des rapports amicaux avec ses collègues de travail, parlait de problèmes de travail pendant son temps libre, fréquentait le dopolavoro et partait en vacances en familles avec les collègues de travail. Pour compléter le tableau, surtout dans les grandes entreprises, des excursions périodiques, entre autres, étaient organisées pour lier les diverses familles ; les enfants fréquentaient des écoles qui étaient quelquefois financées par l’entreprise et lorsque leurs parents prenaient leur retraite, l’un d’eux prenait leur place. Ainsi, la sphère du travail englobait, sans bavures, toute la personnalité du travailleur et de sa famille, en lui dictant de cette manière une identification totale à l’entreprise. Témoins, les dizaines de milliers d’ouvriers de chez Fiat qui étaient supporters de la Juventus, l’équipe de football turinoise présidée par Agnelli. Cette époque, caractérisée par son homogénéité et par ses projets d’uniformité, est dépassée, bien que quelques résidus continuent à exister. Elle est remplacée par une période où le travail est provisoire et incertain, où l’indétermination du futur devient fondamentale, où le professionnalisme est absent. Le travailleur perd toute référence à cause de l’absence de nouveaux projets et d’intérêts concrets autres que gagner sa vie ou rembourser sa maison.
Auparavant, la fuite du travail se traduisait par la recherche d’une façon alternative de travailler et par la réappropriation de la créativité productive que le mécanisme capitaliste avait extorquée.
Le modèle suivi était celui du refus de la discipline, le sabotage sur la ligne de production – considéré comme le ralentissement d’une cadence oppressante -, la recherche de pauses à l’aliénation. Ainsi, le temps libre non institutionnalisé, mais dérobé au contrôle attentif de l’entreprise, était chargé d’une valeur alternative. Pour respirer il fallait sortir des rythmes carcéraux de l’usine ou du bureau. Cette condition ne correspond plus à l’organisation productive actuelle et encore moins à ses projets de développement.
Cette condition ne se distinguait pas spécialement des structures des premières usines. En Grande-Bretagne, l’accumulation du Grand Capital pendant plus de deux siècles de piraterie avait permis la mise en place des fabriques de textiles où la main d’œuvre fuyant la campagne anglaise et écossaise était pour la première fois enfermée en masse. Ces conditions empoisonnaient le goût du temps retrouvé. En d’autres mots, on ne récupérait le temps qu’en termes d’économie de fatigue physique, et non pas parce qu’on savait où on voulait faire autre chose en dehors de son propre travail. Et cela aussi, parce qu’on tenait à son travail ce qu’on y était lié jusqu’à la mort. Même les hypothèses révolutionnaires de l’anarcho-syndicalisme ne remettaient pas en question le temps retrouvé, au contraire elles étaient chargées de significations libératrices, de sorte que le syndicat avait la tâche de construire la société libre de demain à partir des mêmes catégories professionnelles qu’hier.
Il y a encore quelques années, l’abolition du travail signifiait l’élimination du labeur, la création d’un travail alternatif facile et agréable et dans les thèses les plus avancées, selon une vision plus utopique et singulière, sa substitution par le jeu. Mais un jeu engagé, avec des règles et capable de donner à l’individu une identité en tant que joueur. L’analyse de la catégorie logique du jeu a même été menée bien au-delà du jeu réglementé, comme par exemple les échecs, et a été élargie jusqu’au concept de jeu en tant que comportement ludique de l’individu, un jeu en tant qu’expression des sens, en tant qu’érotisme et sexualité, en tant que libre expression de soi-même dans le domaine du gestuel, du manuel, de l’art de penser et de toutes ces choses ensemble.
On s’est certainement inspiré des géniales intuitions de Fourier, qui ne s’éloignait pas de l’hypothèse benthamienne : en poursuivant l’intérêt personnel on obtient indirectement et sans le vouloir un plus grand intérêt collectif. Il est vrai que Fourier, le bon commis voyageur, a mis à profit ses expériences individuelles afin de créer un incroyable réseau de relations sociales fondé sur les affinités, cependant, bien qu’il s’agisse d’un fait très intéressant, il n’échappe pas aux règles essentielles du travail comme organisation globale de contrôle, voire de production dans un sens capitaliste.
Cela montre que le travail libéré n’amène pas à l’abolition du travail ; il faut entamer un processus de destruction. Voyons pourquoi.
C’est le capital même qui a démantelé à temps la formation de production désormais inadaptée, dérobant au travailleur son identité. Il a ainsi rendu ce dernier « hors course » sans qu’il puisse s’en apercevoir. Et maintenant le capital cherche à injecter en lui toutes les caractéristiques extérieures de la liberté formelle. La liberté de parole et d’habillement, la diversification des tâches, le modeste engagement intellectuel requis, la sécurité des procédures et leur standardisation assistée par des manuels faciles à suivre, le ralentissement du temps de travail, le remplacement des procédures répétitives par la robotique, la séparation progressive entre l’unité de travail et le producteur, tout cela crée un modèle différent qui ne correspond pas à celui du travailleur des générations passées.
En récupérant le temps qui nous est pris, on prend possession d’unités temporelles supplémentaires qui s’inséreraient de plein droit dans le nombre de plus en plus croissant d’autres unités discrétionnaires de suspension de travail que l’employé refuse de comprendre. Il n’en découlerait qu’une augmentation de la panique, plutôt que la possibilité de s’occuper d’un projet qui remplacerait le travail de production pour des tiers. Les théoriciens révolutionnaires ont toujours montré le besoin d’une quantité de travail beaucoup moins importante que celle qui est obligatoire aujourd’hui pour percevoir un salaire, en revanche, de nos jours, c’est le capitalisme post-industriel qui s’est approprié ce sujet dans des congrès et des réunions visant à restructurer la production.
Abolir le travail signifie le substituer par des quotas de travail réduits au minimum et destinés à des productions utiles. Nous ne pouvons pas accepter cette hypothèse dans la mesure où elle ne se différencie pas du capital. En effet, la différence n’est que dans ses temps de réalisation alors que les méthodes de réalisation restent les mêmes. Lutter pour une réduction, bien que considérable, par exemple la semaine de vingt heures, n’a pas un sens révolutionnaire car il ouvre une voie à la solution de certains problèmes du capital et non pas à une libération possible pour tous. Le chômage en tant que facteur de pression, même minime, en trouvant comme nous l’avons vu, assez de soupapes dans l’organisation différente de travaux marginaux, semble être pour l’instant le seul moteur de la formation productive capitaliste qui pousse à la recherche de solutions opérationnelles pour la réduction de l’horaire de travail ; mais, dans un avenir pas très lointain, d’autres motifs pourraient naître de la nécessité de produire moins, surtout dans une situation internationale d’équilibres militaires qui n’oppose plus deux grandes puissances.
La soupape du bénévolat dont on ne discute pas assez mais qui est, pourtant, un sujet qui mériterait toute notre attention, pourrait fournir une des solutions opérationnelles pour la réduction de l’horaire de travail sans que les masses, rendues orphelines du contrôle d’un tiers de leur journée, doivent organiser leur temps retrouvé. Dans cette optique, le problème du chômage n’est plus la crise la plus grave du système productif actuel, mais une forme pertinente quant à la structure de celui-ci, une forme qui peut être institutionnalisée et récupérée dans le temps libre pour un projet réalisé toujours dans le cadre de la production et à travers des structures créées à cet effet. Dans cette logique, le mouvement de la crise est intégré dans le capitalisme post-industriel comme système homogène. Cette crise n’existe pas car elle s’est transformée en un des moments du processus productif.
Les modèles alternatifs fondés sur le système D s’estompent : les petits travaux artisanaux, les petites entreprises fondues sur l’auto production, les ventes ambulantes de bijoux faits main. Dans l’ombre des petites boutiques sans air ni lumière, des tragédies humaines infinies ont eu lieu ces 20 dernières années. Tant de forces réellement révolutionnaires ont été piégées par des illusions qui demandaient non pas un travail individuel normal mais une surexploitation, d’autant plus lourde qu’elle était liée à la volonté de l’individu de mener la barque, de démontrer qu’il existait des voies différentes au travail d’usine. Maintenant, avec les restructurations du capital, nous avons vu que ce modèle « alternatif » est justement celui qui est suggéré au niveau institutionnel pour sortir de la crise. Et toujours prêtes à ignorer de quel côté le vent tourne, d’autres forces potentiellement révolutionnaires se renferment dans des laboratoires électroniques et dans leurs boutiques sans air ni lumière pour se surcharger de travail et démontrer que le capital, une fois de plus, a eu raison d’eux.
Pour résumer le problème en une formule, nous pourrions dire que, autrefois, le travail donnait une identité sociale au travailleur et cette identité associée à celle du citoyen constituait le sujet parfait. Ainsi, la fuite du travail était une tentative totalement révolutionnaire visant à se libérer d’une situation étouffante. Aujourd’hui, la seule réponse en opposition au travail est sa destruction, en créant des projets, un avenir et une identité sociale tout à fait nouveaux et opposés aux tentatives d’anéantissement mis sur pied par le capitalisme post-industriel qui ne fournit plus l’identité sociale au travailleur, mais qui cherche à l’utiliser de manière généralisée et indifférenciée, sans aucune perspective d’avenir.
Le travailleur conscient, pour réduire la souffrance du travail, faisait autrefois recours à diverses dissimulations afin de faire face à l’exploitation brutale et immédiate (on pourrait écrire des centaines de pages sur ce sujet) ; ces méthodes sont devenues aujourd’hui une pratique courante du capital qui propose, voire impose, des fragmentations des unités de travail, des temps réduits et flexibles, des propositions venant des travailleurs sur les conditions de travail, la participation aux décisions d’entreprise, des assemblées décisionnelles sur des aspects particuliers de la production, la création d’îlots autonomes qui se considèrent clients mutuellement, la compétitivité qualitative, etc. Les outils de la substitution du travail classique, uniforme et monolithique ont atteint, désormais, des niveaux qui ne sont plus contrôlables par la conscience individuelle. Le travailleur risque en permanence de tomber dans un piège difficilement repérable qui le contraint à négocier quelques arrangements au détriment de sa combativité devenue seulement potentielle. De tels arrangements, qui autrefois étaient définis par les travailleurs, faisant donc partie du grand mouvement de lutte contre le travail, sont aujourd’hui des aspects du travail caractérisé par la récupération et le contrôle. Si nous devons jouer avec notre vie et dans notre vie, nous devons apprendre à le faire et fixer nous-mêmes les règles du jeu, ou alors définir ces règles de sorte qu’elles soient claires pour nous et qu’elles soient des labyrinthes incompréhensibles pour les autres. Nous ne pouvons affirmer de façon générale que le jeu réglementé est encore un travail (ce qui est vrai d’ailleurs, comme nous l’avons dit), si l’on croit que lorsque ces règles disparaissent, il s’agirait d’un jeu libre, donc, libérateur. L’absence de règles n’est pas un synonyme de liberté. La présence de règles imposées dont l’exécution est soumise au contrôle et aux sanctions est synonyme d’esclavage.
Le travail a toujours été cela et il ne pourra jamais être autre chose, pour toutes les raisons présentées auparavant et pour celles que nous avons oublié de mentionner. Mais l’absence de règles peut être une tyrannie différente et probablement pire. Si le libre accord est une règle, je veux la respecter et j’attends aussi que mes copains la suivent : surtout s’il s’agit du jeu de ma vie et lorsque ma vie est en jeu. L’absence de règles m’exposerait à la tyrannie de l’incertitude. Si aujourd’hui celle-ci me donne ma dose d’adrénaline quotidienne, demain elle ne me satisfera certainement pas.
De plus, les règles librement choisies construisent mon identité, mon existence parmi les autres, mais aussi mon individualité consciente et disposée à s’ouvrir aux autres, à vivre dans un monde peuplé d’êtres libres et vitaux, capables de décider seuls leurs propres choix. Cela est encore plus valable dans un monde qui tend vers la liberté apparente d’une absence de règles rigides, du moins dans le domaine de la production. Il est nécessaire de réaliser son propre projet de destruction du travail, pour ne pas se faire envoûter une fois de plus par des horaires de travail réduits, flexibles, programmables à souhait, par les congés payés, exotiques, personnalisés, pour ne pas se laisser tromper par des augmentations de salaire, par les retraites anticipées, par les financements gratuits des initiatives individuelles. Il ne faut pas se limiter à réduire les dégâts, car le capital même a intérêt à le faire, pour garder en vie non pas une main-d’œuvre moins stressée, mais un répondant à l’offre de marché, c’est-à-dire une demande passablement soutenue.
Certaines réflexions qui semblaient dépassées redeviennent actuelles.
Détruire une mentalité n’est pas possible. Les actions entreprises par les partis, les syndicats et les regroupements anarcho-syndicalistes ne pouvaient pas détruire la mentalité professionnelle vu qu’elles agissaient de 1’extérieur. Le sabotage ne pouvait pas y arriver non plus. Lorsqu’on y faisait recours, il ne servait que comme moyen d’intimidation contre les patrons, un signe de lutte plus avancée que la grève, pour faire savoir qu’on était plus décidé que les autres mais qu’on était toujours prêts à suspendre l’attaque dès que les revendications seraient acceptées.
Le sabotage reste destructeur, il ne touche pas indirectement le profit, comme la grève, mais il attaque directement le processus de production, à la source ou à l’embouchure, dans ses moyens de production ou dans les produits finis, cela n’a pas d’importance, il frappe la réalisation en cours ou déjà terminée. Cela signifie que, indépendamment de l’existence du rapport de travail, ce moyen ne frappe pas seulement pour obtenir quelque chose, mais aussi et principalement, pour détruire. L’objet détruit, – des moyens de production aux produits finis – tout en restant la propriété du capital, si l’on réfléchit bien, représente le travail ; il s’agit, en effet, de ce qui a été obtenu et produit par le travail, aussi bien les moyens de production que les produits finis. Voilà que, aujourd’hui seulement, nous comprenons mieux l’horreur qu’éprouvaient beaucoup de travailleurs face aux actes de sabotage. Je me réfère à ces travailleurs qui avaient acquis une identité sociale difficile à effacer après une vie de dépendance totale. J’ai vu personnellement des travailleurs qui pleuraient en voyant leur usine partiellement détruite, car dans ce lieu de mort se détruisait une partie considérable de leur vie, qui, tout en étant misérable et méprisable, était la seule qu’ils connaissaient, la seule dont ils avaient fait l’expérience.
Bien sûr, pour attaquer la mentalité professionnelle il faut avoir un projet, donc une identité définie, une conscience de nos actes considérés et vécus comme un jeu. Et le sabotage est un jeu fascinant, mais il ne peut pas être le seul. Il faut disposer d’une panoplie de jeux, variés et souvent contrastés, afin d’éviter que la monotonie de l’un d’eux ou de leurs règles se transforme en un travail ennuyeux et répétitif. Faire l’amour est aussi un jeu, mais on ne peut pas le faire du matin au soir, le banaliser, nous envelopper dans un assoupissement qui, si d’un côté provoque un agréable bien-être, de l’autre avilit.
Même le fait d’aller prendre l’argent là où il se trouve est un jeu qui a ses propres règles et qui peut dégénérer dans le professionnalisme et devenir, donc, un travail à plein temps avec toutes ses conséquences. Mais c’est un jeu intéressant et utile s’il est considéré dans l’optique d’une conscience mature, qui n’accepte pas les équivoques d’une consommation toujours prête à avaler ce qu’on a réussi à soustraire au processus économique global. Dans ce cas aussi, il faut dépasser la barrière morale qui a été élevée en nous, il faut provoquer une fracture capable de se poser au-delà du problème. Saisir la propriété des autres, même pour un révolutionnaire, est un acte risqué au niveau légal et moral. Ce dernier aspect mérite une explication, car il s’agit de dépasser l’obstacle qui faisait pleurer le vieil ouvrier devant l’usine endommagée.
La sacralité de la propriété nous a été inculquée dès l’enfance et nous ne pouvons nous en libérer facilement. Nous préférons nous prostituer pour toute la vie à l’employeur, pour avoir la conscience tranquille, pour savoir que l’on a accompli notre devoir, qu’on a contribué, toutes proportions gardées, à la production du PNB pour laisser finalement les politiciens sans scrupules, qui pensent au destin de la nation, s’emparer de ce que nous avons accumulé péniblement.
Notre projet doit être la destruction du travail dont l’aspect essentiel est la créativité poussée au maximum. Qu’est-ce que nous ferons avec l’argent de toutes les banques que nous pourrons dévaliser si ensuite la seule chose que nous sachions faire est de nous acheter une grosse voiture, avoir une belle maison, aller en boîte de nuit, nous remplir de besoins inutiles et nous ennuyer à mort jusqu’au prochain hold-up. Ce sont des choses que font de façon systématique beaucoup de bandits que j’ai connus en prison. Si tous les copains qui n’ont jamais eu d’argent dans leur vie pensent que c’est là la voie pour satisfaire leurs caprices, qu’ils le fassent ; ils trouveront les mêmes désillusions que dans n’importe quel autre travail, peut-être moins rentable à court terme, mais certainement moins dangereux à long terme.
Considérer le refus du travail comme l’acceptation apathique de la non-activité est une conséquence de l’idée erronée que tous les esclaves du travail se font de ceux qui n’ont jamais travaillé dans leur vie. Ces derniers, c’est-à-dire les soi-disant privilégiés de naissance, les héritiers des grands patrimoines, sont presque toujours des travailleurs acharnés qui engagent leurs forces et leur talent pour exploiter les autres et accumuler encore plus de richesses et plus de prestige. Même si l’on se limitait aux nombreux exemples de dissipateurs de patrimoines dont la presse de boulevard ne fait pas défaut, nous devrions quand même admettre que cette méprisable engeance entretient des relations sociales ennuyeuses et alimente sa peur d’être victime d’agressions et d’enlèvements. Là aussi il s’agit d’un vrai travail réalisé selon des règles imposées, où l’exploiteur de ces exploiteurs est chaque fois sa propre libido et sa propre peur.
Mais je ne crois pas qu’il y en ait beaucoup qui considèrent le refus du travail comme l’acceptation de l’ennui mortel, de la non-activité, qui sont en permanence sur la défensive pour éviter les pièges de ceux qui pourraient les solliciter à faire quelque chose même si ce n’est pas par nécessité, mais au nom de l’idéal, de l’amour, de l’amitié ou de toute autre diablerie capable de nuire à cet état de satisfaction totale. Une situation de ce genre n’a aucun sens.
Au contraire, je pense que le refus du travail peut être identifié avant tout au désir de faire ce que l’on aime le plus, transformer de façon qualitative l’activité imposée en activité libre, en action. Mais la condition d’activité libre n’est pas réalisée une fois pour toutes. Elle ne peut jamais être liée à une situation externe, comme l’annonce d’un grand héritage ou les bénéfices d’un hold-up. Ces faits peuvent être l’occasion, l’accident plus ou moins recherché, plus ou moins voulu, qui peuvent aider ou perfectionner un projet en cours, et non pas la condition déterminante pour son achèvement.
Au cas où ce projet créatif serait incomplet, non satisfaisant en tant que choix de vie, aucune somme d’argent ne pourra jamais nous libérer de la nécessité de travailler, c’est-à-dire d’être forcés d’agir, poussés par un nouveau besoin qui n’est pas celui de la misère mais celui de l’ennui ou de la condition sociale acquise ou du désir d’avoir des parts de richesse de plus en plus grandes ou toute la série de symboles de la condition sociale adaptée à la nouvelle richesse acquise.
Nous pouvons sortir de ce dilemme par l’approfondissaient de notre propre projet créatif ou, en d’autres termes, par la réflexion sur ce que nous voulons faire de notre vie et des moyens qu’on acquiert en ne travaillant pas. Si l’on veut détruire le travail, il faut construire des parcours d’expérimentation collectifs et individuels qui ne tiennent compte du travail que pour l’exclure de l’ensemble des possibilités réelles.
Version originale en italien d’Alfredo M. Bonanno, “Distruggiamo il lavoro“, insert du n.73, mai 1994, de “Anarchismo“