Annexe 2: Rencontre anarchiste internationale (Zurich 10-13 novembre 2012)

D’où nous partons

 

Les temps changent, les contextes varient, les rapports de domination se transforment, mais dans ce long fleuve tumultueux, nous ne serons jamais prêts à renoncer à ce qui fait de nous des anarchistes. Nous sommes des ennemis de toute autorité, et c’est de là que partent nos tentatives pour partir à l’assaut de l’existant. Nous pensons que la nécessité de l’attaque est permanente et que tout compromis, même revêtu de temporalités tactiques ou de besoins stratégiques, creuse déjà la tombe de la possibilité même de la subversion. Loin de toute vision politique et de tout opportunisme, nous pensons que les possibilités d’explosions insurrectionnelles sont ouvertes. La quête parfois difficile de complices dans la mêlée sociale reste donc nécessaire, sans chercher pour autant le salut dans l’adaptation de nos idées et exigences aux vents capricieux du temps, ou à enfermer la révolte dans l’étroitesse d’une organisation. Si nous proposons une rencontre, c’est à partir de ces quelques bases fermes, et par conséquent de la volonté de diffuser et d’approfondir les idées anarchistes, du choix de nous organiser de manière affinitaire et informelle, de développer des projectualités insurrectionnelles.

 

Si nous souhaitons réfléchir à nos interventions dans une optique insurrectionnelle, c’est parce que nous pensons qu’il faut des ruptures violentes avec l’espace-temps de la domination pour rendre possible un début de subversion des rapports sociaux existants, vers une transformation révolutionnaire. Sans la révolte et son souffle destructeur, aucun saut qualitatif, aucune expérimentation de quelque chose de complètement autre n’est envisageable. Si l’insurrection est un phénomène social et pas seulement l’œuvre de quelques poignées de révolutionnaires, cela ne veut pas dire à l’inverse que les anarchistes n’ont rien à y faire. Comme l’insurrection n’est pas quelque chose de mécanique, le résultat automatique de conditions historiques (il suffirait donc de l’attendre), ni quelque chose de simplement spontané (il suffirait donc de l’invoquer), nous pouvons toujours scruter l’horizon pour y découvrir les possibles, élaborer des hypothèses basées sur une analyse des contextes, et développer une projectualité qui permette de transformer le songe en réflexion, le faire en agir.

 

Si de nouveaux horizons semblent s’ouvrir aujourd’hui, si de nouvelles possibilités d’intervention anarchiste dans la conflictualité sociale deviennent imaginables, ces défis, certes difficiles et compliqués, ne devraient pas nous faire peur. Ils devraient au contraire nous stimuler pour intensifier l’effort analytique et ses retombées pratiques. Au-delà des particularités locales et des luttes en cours et à venir, et en partant des bases qui sont les nôtres, nous pensons qu’il convient de prendre le temps d’entamer une réflexion générale, un effort un peu plus théorique si on veut. Ce n’est qu’ainsi qu’on pourra trouver des pistes à propos du comment agir pour contribuer, précipiter et favoriser l’insurrection.

 

D’analyses en hypothèses insurrectionnelles

 

Tout d’abord, il convient de souligner que dans n’importe quel contexte, quelle que soit l’intensité de la pacification sociale, en dictature comme en démocratie, il est possible d’élaborer une hypothèse insurrectionnelle, et par conséquent de développer une projectualité. De toute façon, il n’y a qu’un monde, nous vivons tous sur une même planète sous le joug de la domination et de l’exploitation.

Les conditions actuelles de la conflictualité ne sont évidemment pas les mêmes qu’il y a trente ans. Les restructurations en cours sont en train d’enterrer la promesse d’une amélioration des conditions d’existence en échange de la paix sociale, et annoncent plutôt un serrement de vis à tous les niveaux. En même temps, l’aliénation marchande et technologique a pénétré de manière bien plus profonde tous les rapports. Privés de sol stable par ces changements, les hypothèses insurrectionnelles du passé pourraient peut-être fournir des suggestions, mais ne peuvent pas remplacer l’indispensable effort de réflexion. Le passé peut bien sûr nous inspirer, mais il ne peut jamais servir de « modèle » ou de « recette ». Même si les perspectives qui s’ouvrent sont en grande partie inimaginables, il nous faut quand même faire l’effort de les imaginer.

 

Dans un monde où la température peut vite monter, il faut déjà commencer par se poser les bonnes questions. Si la conflictualité peut certes s’exprimer de différentes manières, si les tensions sociales peuvent emprunter des formes plus ou moins attrayantes qui se croisent, s’opposent ou se mêlent selon les contextes et l’évolution des transformations en cours, ce n’est pourtant qu’en y regardant de plus près, et de manière globale, qu’on pourra réélaborer des possibilités d’intervention anarchiste à la hauteur de ces situations. Que nous disent par exemple les émeutes de Londres l’année dernière, celles en France avant ou celles qui se produisent de plus en plus souvent, quoique de manière encore limitées, ailleurs ? Ou encore, que nous dit l’entrée en scène de mouvements de contestation dans certains pays suite à une détérioration rapide des conditions de survie ? Comment aussi repenser les potentialités insurrectionnelles de nos luttes spécifiques, celles qui dépendent de l’initiative anarchiste, à la lumière de ces autres aspects de la conflictualité ?

 

Les explosions de rage de ces dernières années ont souvent pris de nombreux compagnons au dépourvu en détonant à l’improviste et de manière dévastatrice avant de s’arrêter brusquement, ce qui ne veut pas dire d’un autre côté qu’elles ne peuvent pas aussi se multiplier dans les temps à venir. A moins d’accepter de rester spectateurs de ces émeutes ou de bricoler quelque chose sur le moment même, les anarchistes devraient au moins se poser quelques questions à l’avance s’ils veulent y contribuer. Par exemple, si l’explosion peut faire tâche d’huile, comment lui donner assez d’oxygène pour pousser plus loin la destruction, ou pour qu’elle puisse s’étendre à la fois dans le temps et dans l’espace ? Et si la destruction est nécessaire, mais qu’elle n’est pas réductible au seul montant des dégâts occasionnés, comment l’alimenter aussi de manière plus qualitative, en embrassant toujours plus d’aspects de la domination ? Enfin, comment y faire vivre quelque chose d’autre, un imaginaire qui aille au-delà du seul négatif, sans s’enliser dans l’illusion politique de la conscientisation ? On peut déjà se préparer en fonction des différentes hypothèses d’intervention qui découlent de ces questions, en prenant en compte qu’il n’y a pas seulement le pendant, mais aussi l’avant et l’après.

 

A côté de ce type d’émeutes, on peut également s’attendre à ce que des milliers, voire des millions de gens descendent dans la rue pour dire leur « non » ensemble, comme on l’a vu dans les premiers pays touchés par les mesures qui accompagnent les restructurations. C’est un « non » hétérogène qui n’exprime certes pas le désir d’un changement radical, mais plutôt la demande de préserver le statu quo antérieur. Aujourd’hui, au moment du démantèlement des restes de l’Etat social dans l’espace européen, au moment où la grippe financière des Etats augure une gestion plus drastique et une exploitation plus intense, c’est aussi toute une espérance progressiste qui s’écroule. Si on voit clairement que ces mouvements ont un pied dans l’intégration (dans leur recherche d’un nouveau compromis démocratique), et un pied dans la révolte, quelle intervention anarchiste peut-on envisager ? Sachant que des tentatives de radicalisation de l’intérieur nous plongeraient dans la logique du petit à petit, et si la question n’est pas d’accompagner ces mouvements d’une présence radicale, comment « approfondir le désordre » ? En quelque sorte, comment faire dérailler ces mouvements de leur voie réformiste pour tenter l’inconnu insurrectionnel ?

 

Dans les deux situations décrites plus haut, nous restons bien sûr « dépendants » d’événements extérieurs, même si y réfléchir et s’y préparer n’est jamais peine perdue. D’un autre côté, rien ne nous empêche aussi de prendre l’initiative en permanence. Celle-ci peut par exemple prendre la forme de luttes spécifiques, soit une hypothèse basée sur une certaine analyse du contexte social qui se focalise sur une structure particulière de la domination, comme par exemple un centre de rétention, le tracé d’un TGV, une ligne à haute tension, une prison, une usine d’armement,… Une telle hypothèse permet de développer une projectualité en reliant nos différentes activités entre elles, et en proposant à d’autres une méthodologie anarchiste pour lutter : l’attaque, l’auto-organisation et la conflictualité permanente. Cette projectualité peut tenter d’avancer vers une attaque partagée de la structure en question ou vers la multiplication d’attaques diffuses contre ce qui la fait exister, une hostilité sociale offensive, liée au contexte et à l’analyse de la structure. Si ces hypothèses ont été surtout pensées dans des contextes plus pacifiés, quel sens peuvent-elles prendre aujourd’hui, vu qu’en plus, les différentes aspects et structures de la domination sont toujours moins « partiels » ? Peut-on encore envisager la lutte spécifique comme quelque chose capable de s’étendre à la critique de la domination dans son ensemble au lieu de la limiter, et servant de « préparation » à des moments plus généralisés de révolte ? Enfin, dans un monde où l’aliénation a beaucoup progressé, la lutte spécifique ne permet-elle pas malgré tout de remettre quelques idées sur la table d’une manière cohérente ?

 

Dans une perspective insurrectionnelle, ce qu’on peut analyser ici séparément peut aussi être pensé ensemble. A titre d’hypothèse, on pourrait par exemple penser que la lutte spécifique (entendue dans ce cas comme l’offensive contre un aspect de la domination) ne serait plus « condamnée » à rester si spécifique, et que dans le cadre d’une hausse générale de la température, elle pourrait tendre à une remise en question de l’ensemble des rapports de domination. Mais si c’est le cas et que la question reste d’élargir la critique à la totalité, pourquoi choisir un aspect plutôt qu’un autre ? Et comment le dialogue fructueux entre ces luttes spécifiques avec une méthodologie anarchiste, et la généralisation d’émeutes ou les turbulences provoquées par un « non » aux restructurations, pourrait déboucher sur une rupture insurrectionnelle ?

 

Sans oublier que…

 

Dans l’ensemble de ces questionnements sur les hypothèses d’intervention, certains problèmes généraux demeurent. Citons notamment la question de la communication, c’est-à-dire la capacité à s’exprimer et à se comprendre, en mots comme en actes. La perte générale d’un autre langage que celui de la domination, faute d’espaces de luttes où cette communication pouvait être forgée, conjuguée à la pénétration rapide et profonde des technologies dans tous les aspects de la vie, l’a désormais transformée en balbutiements ininterrompus. Parmi les anarchistes aussi, il n’est alors pas surprenant de constater que les idées se diluent, deviennent des opinions qui à force d’approximations et de répétitions, finissent même par se transformer en lieux communs. Même les expériences de lutte ne sont plus « comprises », et deviennent de plus en plus souvent de simples informations à consommer virtuellement. Tout cela a pour conséquence un appauvrissement général des échanges, des sensibilités et de la réciprocité. Plus généralement, on a l’impression de vivre dans un présent perpétuel où les expériences passées deviennent des objets plutôt que des liens. Quels espaces de communication pourrait-on réouvrir, où il serait à nouveau possible de de discuter au sein de la conflictualité ?

 

Une vieille question qui reste également d’actualité parmi les anarchistes, est celle du comment s’organiser. Comment approfondir notre choix de s’organiser par affinités, et creuser l’informalité à partir de là ? Quelles manières de s’organiser dans un but spécifique peut-on imaginer aujourd’hui entre anarchistes et d’autres gens qui veulent se battre, de façon à ce que ces formes soient directement ancrées dans la conflictualité ? Quelles manières de s’organiser peut-on imaginer en fonction des différentes hypothèses d’intervention évoquées plus haut ?

 

Internationalisme

 

Enfin, il nous semble qu’il est possible d’effectuer des analyses et des hypothèses au niveau de « l’espace européen », et c’est d’ailleurs un des objectifs de cette rencontre. Bien entendu, nous n’entendons pas par là un bloc uniforme, mais un ensemble d’équilibres qui dépendent étroitement les uns des autres, un ensemble lui-même en interaction avec d’autres « espaces » (pensons simplement aux récents soulèvements de l’autre côté de la Méditerranée). Un tel contexte n’est pas non plus uniquement modelé par les seuls rapports économiques et politiques, qui reposent d’ailleurs toujours plus sur une acceptation passive que sur un consensus actif, mais est aussi un espace de conflictualités qui s’alimentent directement entre elles.

 

Si nous pouvons partager des hypothèses dans ce cadre, qui partent du général pour s’affiner vers chaque contexte, alors pourrait peut-être s’ouvrir un début de chemin qui se placerait à son tour dans une perspective internationaliste.

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