Quelques réflexions suite à la lutte contre la construction d’un nouveau centre fermé

March 21st, 2013 by Salto

Lors des discussions suite à l’extinction de la lutte contre la construction du nouveau centre fermé à Steenokkerzeel (près de Bruxelles), quelqu’un posait ce constat remarquable : « Tout ce que nous essayerons, engendrera des problèmes. Et ce n’est pas un problème. »

Une lutte sans problèmes, une lutte facile est pour toujours inexistante, A+B n’égalera jamais révolution. Ruminer sur « la chose parfaite » à faire est souvent paralysant, après chaque réflexion on peut toujours mettre de nouveaux points d’interrogation. Jusqu’à se perdre dans le labyrinthe. Que ça soit clair : il n’existe pas d’action « parfaite » qui porte tout en soi, qui connaîtra des répercussions indomptables, qui nous catapultera subito dans l’insurrection ; ni de lutte « parfaite » qui nous amènera de l’égarement postmoderne en ligne droite vers la révolution sociale. Mais ceci pris en compte, rien ne nous empêchera de continuer à réfléchir. Arrêter de réfléchir, arrêter de discuter, tout comme arrêter d’agir, ne peut qu’engendrer la perte de ce que l’on venait de conquérir. Et, donc, on réfléchit sur les luttes du passé, sur un projet pour l’avenir, sur de nouveaux défis qui relient nos différentes activités dans une lutte. Pour dépasser le sporadique, le voltigement sur terre sablonneuse et tenter d’élaborer un projet insurrectionnel. Rien ne nous offrira quoi que ce soit comme garantie de réussir, d’arriver à des résultats concrets. Mais c’est un défi, et ça vaut la peine de le tenter, de le vivre. Et donc, nous allongeons nos mains.

Pourquoi une lutte spécifique ? Pourquoi cette lutte est-elle spécifique ?

Le choix d’entamer une lutte spécifique contre la construction d’un nouveau centre fermé (camp de déportation) à Steenokkerzeel était basé sur une analyse du contexte social, tout comme il est une continuation des expériences faites depuis des années autour du thème des papiers, des camps et des frontières (de solidarité et soutien en interventions sporadiques jusqu’à faire la cartographie de l’ensemble des éléments qui constituent la machine à expulser). Après quelques années d’occupations d’églises et de manifestations de (collectifs de) sans-papiers pour obtenir une régularisation générale1, l’Etat décidait de construire un nouveau camp de déportation (le premier nouveau centre depuis des années) tandis que le mouvement des sans-papiers se freinait suite à une bonne dose de répression (déportation des lutteurs les plus fervents, expulsions d’occupations, le cardinal qui appelait ses prêtres à ne plus laisser accéder de sans-papiers aux églises et centres paroissiaux, gestion plus dure des manifestations,…) et une promesse de régularisation.

Vu qu’autour de ces thématiques il y avait toujours eu des frictions (pensons par exemple aux turbulences autour du Collectif contre les Expulsions et le meurtre de Sémira Adamu) et que la lutte pour la régularisation touchait à sa fin, on croyait la situation opportune pour avancer nos contenus sur un terrain qui se vidait, pour entamer une lutte à partir de nos bases, pour lancer une proposition de lutte qui nous est propre. S’y ajoute encore que l’Etat belge était tracassé depuis plusieurs années par une vague de mutineries et d’évasions, aussi bien dans les prisons que dans les centres fermés pour clandestins. Tout un parcours de lutte avait été développé autour de cette agitation. Dans le nouveau camp de Steenokkerzeel, les prisonniers seraient soumis à un régime plus isolé, un instrument de plus pour l’Etat pour briser la révolte dans les centres existants. Et une raison de plus pour nous de lutter contre.

Le choix spécifique d’une lutte spécifique contre ce camp spécifique était au fond très logique. D’un côté, il y avait le désir de développer une lutte en partant de nos bases (contre tous les papiers et Etats, tout comme la proposition de l’action directe et de l’attaque contre tous les engrenages de la machine à expulser), une lutte qui allait au-delà de la ponctualité des interventions et des réactions à des facteurs externes (comme par exemple des rafles), d’élaborer un parcours conscient, bref, une lutte spécifique. De l’autre côté, le choix spécifique de ce thème ne tombait en rien du ciel : des années de conflictualité sociale autour de ces thématiques, tout comme des années d’expériences, de discussions, de connaissances. Et enfin, ce nouveau camp spécifique deviendra une arme dans les mains de l’Etat pour mater la révolte à l’intérieur des camps. C’est de là qu’est venue la lutte dont on parle.

Une problématique qui a surgi à plusieurs reprises lors de cette expérience de lutte, et aussi après, est typique de cette époque : le choix d’une thématique spécifique. Pourquoi celle-là, et non pas d’autre(s). Tout d’abord, il faut souligner qu’il n’existe pas d’échelle de mesure anarchiste qui indique contre quelle oppression il est plus « important » ou plus « urgent » de lutter que contre une autre. Tout simplement parce que nous nous battons contre l’oppression tout court, peu importe la forme extérieure qu’elle peut prendre. En d’autres mots : vu que toutes les oppressions ont autant besoin de lutte, comment s’orienter ?

Sur quoi baser une lutte ? En tant qu’anarchistes insurrectionnels, nous voulons éliminer toute oppression qui pourrit nos vies et celles de tant d’autres. Ceci nous semble uniquement possible à travers un bouleversement social, avec d’autres donc. C’est la raison pour laquelle nous prenons la loupe pour examiner la carte de la situation sociale que nous vivons et cherchons des espaces où il existe de la friction, de la conflictualité. Nous étudions les questions sociales du présent, et nous demandons où est-ce que nous, en tant qu’anarchistes, pourrions intervenir. Et s’il existe déjà une brèche causée par la révolte, si quelque part les choses vacillent, cela nous rend plus simple d’y rentrer en dialectique avec d’autres et d’utiliser de temps en temps le pied-de-biche.

Il existe aussi des formes de révolte que l’on perçoit moins rapidement, souvent parce qu’elles se déroulent sur un plan plus individuel, et les révoltes n’ont pas toutes quelque chose à nous offrir. Un projet insurrectionnel ne signifie ni l’exaltation de n’importe quelle émeute, comme par exemple celles inspirées par la religion ou des élections, ni la sous-estimation de la rébellion individuelle comme par exemple celle d’une femme qui scie ses chaînes et s’évade de la prison qu’est sa relation. Faisons un exemple. Si nous apprenons que certaines émeutes dans la prison ont le coran comme base, cela nous rend plutôt tristes (les mensonges de la religion empoisonnent l’esprit), tandis que la nouvelle d’une évasion (un acte individuel de révolte) fera toujours apparaître un sourire sur nos visages. Par contre, la nouvelle d’une révolte en solidarité avec d’autres prisonniers (comme en 2009 quand aussi bien des jeunes à Anderlecht que des prisonniers à Andenne se sont insurgés en solidarité avec les prisonniers de Forest torturés par la police quand elle avait repris le contrôle de cette prison à cause d’une énième grève des gardiens), ou une évasion lors de laquelle les portes sont ouvertes à tous les prisonniers (comme c’était le cas il y a quelques années à Termonde), contiennent ce petit plus merveilleusement beau, cette éthique capable de non seulement se prendre soi-même en considération, mais aussi les autres, qui tend la main à l’autre, comme une invitation à la révolte.

Revenons quelques pas en arrière. Il est possible d’entamer une lutte dans n’importe quel domaine, et il est vrai qu’aucune lutte n’existera s’il n’y a personne pour la commencer. Mais nous le voyons d’une autre façon. Si nous nous retrouvons dans un même espace et discutons sur quel domaine de lutte entamer ou approfondir, nous réfléchissons sur des perspectives. Ce ne sont pas tellement les goûts et les envies qui déterminent les conclusions de la recherche d’une perspective de lutte dans l’espace social. C’est plutôt l’hypothèse que dans ce domaine, on réussira à communiquer avec d’autres, l’hypothèse que battre des brèches dans ce domaine fera vaciller plus que dans un autre domaine (et ceci sans prétendre que d’autres domaines de lutte seraient « sans pertinence »). C’est une perspective sociale et (ça c’est important) insurrectionnelle, ce qui veut dire que ce n’est pas la misère qui nous intéresse dans ce monde, mais le rêve d’en finir avec cette misère ; et ceci non seulement dans ma vie, mais dans la vie de chacun. En positif : penser à ce qui pourrait être possible en conquérant la liberté est excitant. Dans cette partie du monde, nous nous retrouvons bien loin de ce rêve. A part le fait que chacun ne fait que regarder son nombril, il manque aussi du courage. Mais à travers l’histoire, il y a toujours eu des gens pour maintenir vivant le rêve de la conquête de la liberté et qui ont réfléchi sur les manières de le palper. L’insurrection en est un. En tant qu’anarchistes insurrectionnels, nous nous demandons comment l’insurrection pourrait être, arriver, éclater aujourd’hui.

Plus concrètement : prenons l’exemple de la prison. Je trouve la thématique de la prison tout sauf excitante et je ne lutte pas contre la prison à cause d’expériences personnelles avec cette institution. Penser à la prison ne me fâche pas plus que penser au patriarcat ou à la psychiatrie et la détresse émotionnelle. Mais dans notre contexte, le thème spécifique de la prison me semble important, non pas tellement parce qu’il s’y trouve tant de souffrance (la souffrance se trouve partout), mais parce que ce thème a une histoire d’expériences sur ce terrain, tout comme c’est un thème particulièrement mouvementé. La prison est une question sociale dans le contexte belge ; l’annonce du plus grand projet de construction de prisons de l’histoire belge suit des années particulièrement agitées d’émeutes, de mutineries, de grèves des gardiens, de surpopulation, d’évasions,… Tout comme le rapport entre la prison et les quartiers de certaines villes est un rapport réel, non seulement à cause de la souffrance qu’engendre la prison dans tant de vies dans ces quartiers, mais aussi parce que les deux espaces se ressemblent : on se retrouve comme des sardines dans une boîte contrôlée. La thématique de la prison est donc partout palpable. Mais en plus de la ressemblance de ces espaces, c’est aussi leur caractère rebelle qui les relie. Les deux espaces semblent contaminés du virus de la révolte qui est comme un bouton de fièvre : quoi qu’il ne s’exprime pas toujours, il reste présent de manière latente et quand les conditions sont réunies, il éclate avec toute sa violence. Toutes ces données sont pour nous des éléments avec lesquels on peut entrer en dialectique et entamer un parcours qui encourage la révolte dans tous les aspects de la vie, qui donne de l’oxygène, qui ouvre des imaginaires. Evidemment sans oublier que les vautours religieux et politiques sont toujours aux aguets pour utiliser le mécontentement à leurs fins d’oppresseurs.

Attention : avec toutes ces réflexions en tête (nourries par des années de discussions), mes raisons de lutter ne m’empêchent en aucun cas de faire un bout du parcours avec d’autres, anarchistes ou pas. Si la principale raison de quelqu’un d’être contre la prison est que son partenaire y est enfermé, et si cette personne veut rompre avec cet état désespéré, elle est la bienvenue. Tout comme quelqu’un qui ne rêve pas forcément d’insurrection, mais trouve que la prison est monstrueuse. Je n’attendrai donc pas que tout le monde soit anarchiste avant d’entamer ensemble la lutte d’une façon radicale.

De la diffusion des hostilités à l’insurrection

La proposition de lutte contre la construction du nouveau camp à Steenokkerzeel consistait à en faire un problème social. Un problème signifie de rendre difficile pour ceux qui le construisent et tous ceux qui y collaborent d’en continuer la construction ; un problème social signifie que le problème est crée dans l’espace social et non pas à l’intérieur des limites d’un milieu ou d’un mouvement. Si on revient sur cette époque, on voit différentes façons et interprétations dans cette lutte : on voit une grande agitation autour du thème, des tentatives de se mettre ensemble avec différentes personnes, des perturbations de la normalité, une série d’attaques contre les responsables, des discussions sur la thématique dans différentes villes et pays… Un ample panorama d’initiatives, une époque mouvementée qui a connu de nombreuses attaques diffuses. L’implication d’un grand nombre de personnes, on ne saura jamais combien.

Si on se pose alors la question de ce que cette lutte a en fait « réalisé », c’est plus l’espace que cette lutte a ouvert que le retard d’un an et demi que le chantier a accumulé et les millions d’euros de dégâts causés aux entreprises collaboratrices. Un certain espace social (fut-il minimal) où l’on lutte de façon offensive, non-médiée et non-centralisée contre un monde rempli de camps. Pas de lobbying, mais l’attaque ; pas de langage politicard enjolivé, mais le dialecte écorché et poétique de la révolte ; pas de négociations ou d’exercice de « pressions politiques », mais la solidarité et la communication entre des rebelles et des révolutions à travers l’action directe. Toutefois, tout espace ouvert au pied-de-biche peut ensuite être de nouveau rempli d’idées à moitié cuites, jusqu’à ce que tout s’estompe à nouveau et que l’espace soit rempli de visions plus réformistes de la lutte. La nécessité d’ouvertures plus profondes s’impose, des fissures plus difficilement remédiables, qui contiennent la possibilité pour plus, beaucoup plus. Après l’hostilité, il y a besoin d’insurrection.

Mais comment y arriver ? Agitation, rassemblements, perturbations de la normalité, attaques contre les responsables et les structures sont toujours absolument nécessaires, car, à partir d’une situation paralysée, il est impossible d’arriver à l’insurrection. Et tout ça a aussi une valeur en soi. Mais cela ne suffit pas. Il est donc nécessaire de discuter quelles brèches on arrive à imaginer plus profondes et plus longues. La manifestation ratée de 1er octobre 2010 aurait pu être une telle brèche. Certes pas une insurrection, mais le signal de départ d’émeutes qui s’étendent. Des centaines de personnes qui se rassemblent suite à un appel contre toutes les frontières, contre tous les camps et les prisons, contre tout Etat, et cela dans une ville où les esprits sont toujours tendus, où des dizaines de milliers de tracts d’appel à la manifestation avaient été distribués, tout comme des milliers d’affiches avaient été collées et mises aux fenêtres (de bars, de magasins,…). C’était dans l’air, mais on n’y était pas prêts, et la présence massive de la police et leur approche répressive des initiatives plus tôt dans la semaine n’y a rien fait de bien. La gueule de bois de voir filer entre ses doigts ce pour quoi on a tellement travaillé est énorme.  Néanmoins, cela nous permet a posteriori d’imaginer quelque chose qui aurait pu frapper plus profondément que ce que l’on connaissait déjà. Ça donne par exemple une amorce pour imaginer ce qui est possible sur le terrain d’une ville, et ce qui n’est pas possible. Peut-être qu’une concentration de gens qui doivent ensuite s’affronter frontalement à d’importantes forces de police se trouve (pour l’instant) hors de nos possibilités, et peut-être la perspective d’une hostilité diffuse nous offre plus. Cela colle peut-être mieux à la façon dont s’exprime aujourd’hui la conflictualité sociale dans notre environnement, tout comme ça colle mieux à notre choix de décentralisation, informalité et affinité.

Ici surgissent des questions : pourquoi faire des sauts si les conséquences sociales de ce que l’on fait et de ce que l’on dit sont à peine percevables ? Pourquoi jouer le tout pour le tout si le monde autour de nous ne fait que très peu de pas vers une lutte révolutionnaire ?

Le débat là-dessus est souvent rendu quelque peu idiot par deux positions qui se cristallisent : ceux qui croient à l’absolu de la « volonté », d’un « tout est toujours possible » et ceux qui placent trop leurs espoirs dans « les autres », un « tout le monde doit suivre ». Ou encore : ceux qui perçoivent de la révolte partout, et ceux qui sont déçus et perçoivent surtout de la soumission.

Soyons clairs : si le monde n’était pas à un tel point émaillé de soumission, on ne parlerait pas en permanence de révolte. Parler de révolte, c’est inciter à la révolte, c’est donner un écho aux actes de révolte. La révolte est une nécessité, sans la révolte, on n’arrive nulle part. Mais elle n’est aussi qu’un début. En tant que rebelles révoltés, qui de plus sont anarchistes, nous voulons plus qu’une vie en révolte. De là le projet de lutte, ou autrement dit, la projectualité. Il y a une logique là-dedans : à moins de se retirer complètement de ce monde (mais où est-ce qu’on irait ?), on se heurtera toujours à ce monde, on continuera à s’y blesser. L’oppression ne disparaît pas à cause de la seule révolte, elle pénètre toujours à nouveau dans la vie, dans ta vie, dans celle des gens proches, dans celle des gens lointains. De là le besoin de plus. On peut certes dire qu’on n’en a rien à foutre si les gens veulent vivre comme des moutons et des loups, et là vient l’idéal : la lutte pour un idéal, celui de la liberté. Car c’est ça qu’on désire et c’est ça qu’il faut. Et que la liberté n’est pas quelque chose qui peut exister en soi, mais est toujours quelque chose à découvrir et à conquérir, à apprendre et à expérimenter. Pour cela, il faut des complices.

Ce n’est pas parce que nous sommes peu d’anarchistes que cela devrait nous empêcher d’entamer la lutte. Nous ne croyons pas qu’il faut d’abord être avec de nombreuses personnes comme nous avant de pouvoir commencer. Nous préférons plutôt mettre l’accent sur la communication entre rebelles, à travers des mots et des actes. Nous ne sommes pas les sauveurs du monde. Nous sommes des anarchistes, nous donnons des coups à la soumission, nous embrassons les actes de révoltes et nous nous réjouissons des mots solidaires. Notre maison, c’est là où un homme se débarrasse de ses chaînes ; notre idéal, c’est là où un homme incite l’autre à la révolte. C’est ça notre rapport aux autres, c’est un rapport de solidarité dans la révolte, et c’est ça que nous recherchons, la direction qui montre le battement de notre cœur.

Et donc, nous ne pensons pas qu’il faut d’abord être nombreux avant d’oser un certain saut. Nous n’avons jamais demandé à l’ensemble du monde de se rallier derrière notre drapeau, mais simplement de décider où ils en sont et d’agir en conséquence. Ce que nous voulons, c’est que les sauts que l’on fait dans la communication avec les actes d’autres révoltés (qui ne sont pas comme nous) ouvrent toujours un peu plus d’espace dans une perspective de généralisation de la révolte, ou de l’insurrection. Même si cela demande beaucoup de courage et même si nous ne trouvons pas toujours les mots adéquats au moment propice, nous ne cherchons pas à tromper les autres en prétendant avoir des idées socialement acceptables, car ce n’est pas le cas : nos idées sont pour l’instant totalement inacceptables socialement. Vu l’état actuel des choses, nous ne croyons pas non plus qu’il y ait partout des gens amoureux de la liberté, mais nous ne nous retirons pas avec amertume quand nous constatons que « les gens » ne sont pas des anarchistes. Tout comme nous ne devenons pas cyniques face à la catastrophe actuelle et nous ne voyons pas que la merde, ou, au final, on se contente de quelques signes de gentillesse. Notre langage, c’est celui de la solidarité dans la révolte, celui de la liberté, celui de l’attaque. C’est par ces mots-là que nous essayons de parler, dans nos locaux comme dans la rue. Et nous pensons qu’il est possible de partager une lutte avec d’autres, mais peut-être pas de la seule façon que tout le monde imagine : tous ensemble derrière le même drapeau.

La conflictualité sociale n’est peut-être pas toujours aussi visible, mais ses expressions sont présentes en permanence et se nourrissent. Tout comme les émeutes dans les quartiers pendant la lutte contre le nouveau camp furent des impulsions pour continuer encore plus audacieusement, la mutinerie dans une prison donne du courage à d’autres prisonniers, les soulèvements à l’autre côté de la Méditerranée connaissent des échos à travers le monde entier. Si nous considérons notre propre parcours comme un parcours en dialogue avec ceux d’autres rebelles, nous devons apprendre aussi une autre manière d’évaluer nos efforts. Il n’est pas possible de se retirer, déçu, dès qu’il n’y a pas une masse de gens qui descendent dans la rue avec nous, ou quand nous ne voyons pas les signes typiques d’un certain modèle de conflictualité. Le monde dans lequel nous vivons est plein de conflits, et nous en faisons partie. La question n’est pas de savoir comment attirer tout le monde vers nous, mais comment continuer notre parcours autonome et approfondir le dialogue avec les autres.

Parcours autonome et discussion permanente

L’insurrection et, en tant qu’anarchistes, rechercher des moyens de la rendre possible, n’est pas la même chose que dessiner un masterplan sensé mener vers l’insurrection et rechercher du bétail pour le réaliser. Il ne peut pas non plus s’agir d’une meute qui adhère à une initiative en cours et se dispense de la responsabilité de réfléchir, de discuter, de créer un parcours autonome. Ceci est évidemment une caricature, mais elle permet d’esquisser certains mécanismes intrinsèques à toute tentative de réunir des gens sans en même temps œuvrer à la proposition de cercles affinitaires et de la discussion permanente comme conditions pour arriver à une organisation informelle.

L’enthousiasme du moment où cela commence enfin, suite à des périodes de tâtonnements de l’affinité, à bouger et quand on entame un projet partagé, est contagieux et attire d’autres batailleurs. L’enthousiasme est une des forces propulsives derrière tout combat, mais est loin de constituer une base solide pour construire une lutte. Car que ce passe-t-il alors quand tout devient un peu moins badin et exige un peu plus de sérieux ? Ou quand arrivent les difficultés et les contrecoups ? Ceci n’est pas une plaidoirie pour le mariage avec une certaine lutte ou la signature d’un contrat à l’entrée, mais on veut souligner la nécessité absolue de développer un parcours autonome. Sans autonomie, sans être capable de se révolter et de lutter par soi-même et sans projet offert, il ne peut arriver d’autre chose que le fait d’être englouti par des projets que l’on n’est pas capable de s’approprier.

Mais, vu d’un autre côté, qu’est-ce que l’on fait quand on rencontre, en plein milieu d’une lutte, d’autres individus enthousiastes qui parfois débordent d’impatience de s’y jeter ? Lors de la lutte contre le nouveau camp, quelques compagnons à Bruxelles ont pris l’initiative de former une assemblée, un espace où chacun (hormis des politiciens et autres leaders) qui voulait lutter sans syndicats etc. pouvait venir. Un espace de débat et de coordination dans la lutte.

Toutefois, la discussion et la réflexion sur ce que l’on veut faire doivent être présentes en permanence et surtout se dérouler hors des moments collectifs. Sinon, ces moments ne deviennent rien d’autre que des moments où, soit on se fait de la concurrence (en vendant des propositions et en cherchant des adhérents ou en torpillant d’autres propositions), soit on se laisse entraîner comme des béni-oui-ouis par le meilleur orateur. Une assemblée court le risque de renforcer d’un côté une attitude d’attente (on attend de discuter et de proposer jusqu’à ce qu’on se retrouve tous ensemble au lieu de rechercher de façon autonome des compagnons et d’engager la discussion individuellement ou dans des constellations plus petites), et de l’autre côté l’illusion du nombre. Qu’est-ce que l’on veut dire par cette dernière chose ? Si l’on considère la lutte comme une lutte qui définit des « participants », on commence automatiquement à réfléchir sur ce que l’on peut partager avec ces gens. On commence à faire des propositions au « groupe » et, s’il suit, on fait de nouvelles propositions et ceci continue jusqu’à ce que l’on se heurte à ses limites inévitables.

Quelles sont ces limites ? Tout d’abord il y a l’effet paralysant de la collectivité, une sorte de diktat qui impose à tout le monde d’y être avant de pouvoir lancer quelque chose, et donc par conséquent que tout le monde doit d’abord être convaincu de la validité d’une proposition. Ceci engendre des discussions particulièrement ravageuses qui font plus de mal que de bien si les visions plus profondes sur comment, par exemple, analyser la réalité sociale ou comment considérer la lutte, ne coïncident pas.

Deuxièmement, cette sorte d’espaces impose un rythme collectif à la lutte, ce qui au fur et à mesure fait que tout le monde s’y sent étranger. C’est le rythme de l’action après l’action sans approfondissement, car l’approfondissement n’est pas possible quand la discussion se limite à des moments collectifs. Et, à la fin, on ne sait plus très bien ce que l’on est en train de faire, à part multiplier la même chose. Quand, dans de tels endroits, des propositions qui dévient de ce qui a été jusque là le plus courant sont lancées, ces propositions sont chargées d’un poids exagéré, car personne ne veut encore être entraîné dans une initiative qui semble le dépasser complètement. Ce qui est connu est épuisé jusqu’à devenir routine et ce qui est inconnu provoque un rejet. Ceci, répétons-le une fois de plus, est la conséquence d’un manque d’autonomie, de discussion permanente et de réflexions sur ce que l’on veut hors des moments collectifs.

Troisièmement, ceux qui sont habitués à faire des propositions se sentiront épuisés après un certain temps, car réfléchir à chaque fois de nouveau sur des propositions et prendre la peine de les élaborer demande tout simplement plus d’énergie que de juste participer à une action. Le manque de réciprocité finit par devenir dans chaque relation et rapport un poids que l’on traîne jusqu’à ce que l’on décide de rompre. De l’autre côté, ceux à qui s’adressent les propositions se sentiront passifs, toujours incertains sur ce qu’ils veulent au fond d’eux-mêmes, en contraste avec ceux qui semblent toujours tellement bien savoir ce qu’ils veulent. Et ce rôle commence à nous ronger jusqu’à ce que l’on en ait marre et que l’on prenne nos distances de tout le bazar. Un modèle organisationnel trop déséquilibré peut continuer à fonctionner pendant un moment sur l’enthousiasme, mais quand celui-ci disparaît, tout le monde reste là avec des sentiments très amers.

Et donc ? Toute lutte a besoin d’espaces qui peuvent l’aider à prendre forme. Des espaces où discuter ou se coordonner pour des objectifs spécifiques (par exemple l’organisation d’une manifestation). S’il n’y par contre qu’un seul espace et que celui-ci devient le point de référence, il deviendra inévitablement un poids pour la lutte et asphyxiera le parcours autonome nécessaire des individus plutôt que de lui donner de l’oxygène.

Local et international

Tout comme un milieu ou un espace de rencontre centralisé impose des limites à l’initiative des batailleurs et finira par éteindre la combativité, une vision localiste de la lutte peut faire de même. Le choix d’entamer une lutte contre la construction du nouveau camp à Steenokkerzeel a été fait sur la base d’une situation locale  : d’un côté comme continuation plus consistante d’un parcours de lutte local autour du thème, d’un autre côté comme défi d’ouvrir au pied-de-biche un terrain de lutte qui ne concerne pas que les anarchistes.

Mais une lutte pour la liberté ne peut exister si elle ne dépasse pas les frontières, les frontières des villes, des pays, des thématiques. Un point de vue internationaliste est nécessaire à toute lutte qui ne veut pas finir dans une vision avec des œillères qui considère son propre contexte comme le plus urgent, qui trouve sa thématique la plus pressante, qui ne veut pas s’enfermer dans son propre quartier. Ce n’est que quand la révolte et l’insurrection se diffusent qu’elles deviennent de véritables problèmes ; et ce n’est que quand elles dépassent les frontières qu’elles connaissent une énergie authentique. Si l’existant nous isole les uns des autres, la révolte contre l’existant nous relie.

Une des intentions en entamant cette lutte était le renforcement des liens entres les compagnons des différentes villes. Des rencontres exceptionnelles ont eu lieu, personne ne peut le remettre en doute. Toutefois, trop de poids a parfois été mis sur les contrées bruxelloises, car il semblait que c’était l’endroit où il y avait le plus d’activités, ce qui a provoqué une espèce de force d’aspiration. Idéalement, les compagnons de différentes villes communiquent à travers la lutte ; et pendant cette lutte, cette communication s’est par moments intensifiée pour donner les plus belles étincelles. A d’autres moments, on s’est heurté à plus de vide, mais la meilleure situation reste certes la pollinisation croisée au-delà des frontières des villes.

Et au-delà des frontières des pays. On a connu le bonheur d’une solidarité internationale qui par moments devenait très palpable, avec des compagnons d’autres pays qui venaient participer aux manifestations, qui approfondissaient les discussions, qui s’impliquaient dans ce qui se passait et qui donnaient leurs contributions. On assistait à un internationalisme naissant qui dépassait de loin l’autopromotion sur internet. Un internationalisme naissant qui a besoin de plus d’approfondissement et d’orientation.

Au-delà des frustrations qui ont suivi, de discussions et de conflits qui dans certains cas ne se résoudront jamais, les compagnons et leur épanouissement à travers la lutte et la révolte restent le plus bel aspect de la lutte. On en a des images qui ne disparaîtront jamais et qu’on voit en fermant les yeux : le sourire des compagnons qui partagent une lutte, qui se préparent à prendre des risques ensemble, qui discutent et cherchent à aller plus loin dans les discussions, qui commencent à se connaître aussi bien au niveau des idées que dans la pratique, les moments où ils étaient particulièrement proches les uns des autres et se renforçaient. La solidarité, la camaraderie, voilà la perle rare que seule la lutte peut offrir. C’est chacun qui offre ce qu’il a à offrir et l’alchimie folle à engendrer une lutte.

Pfff…

C’est par la lutte et la confrontation entre les idées et l’agir que tout compagnon peut avancer. Ce n’est pas en réfléchissant sans agir, ou en agissant sans réfléchir, mais à travers la confrontation entre ces deux aspects que nous pouvons affiner nos idées sur comment lutter. Les livres et les discussions peuvent toujours nous aider à apprendre à réfléchir de manière plus approfondie, mais ce sont les expériences qui nous apprennent véritablement avec quel métal on veut forger nos armes. C’est la raison de ces quelques réflexions à propos d’une expérience de lutte, qui au final n’a pas duré beaucoup plus qu’un an, mais qui s’inscrit dans le parcours que quelques compagnons exploraient déjà depuis quelques années.

Cela a peu de sens de s’asseoir après une expérience riche à coté des quelques morceaux éclatés qui en restent, et de songer avec un grand soupir que tout cela est fini. Cela n’a pas non plus de sens de limiter les questions que l’on veut se poser au nettoyage, à la recherche d’une abîme dans laquelle jeter ces morceaux qui pèsent sur nos cœurs et nos esprits. Il s’agit plutôt de faire l’effort de remettre les différents morceaux ensemble, de les examiner, de les confronter avec un nouveau contexte et de se demander quels morceaux on voudrait encore utiliser pour construire quelque chose de nouveau. Pas simplement comme une pièce, comme une porte ou une fenêtre d’une nouvelle maison, mais plutôt comme un des fondements solides sur lesquels baser une nouvelle expérience de lutte. Plus intense, vaste et mûre est l’expérience, plus d’efforts cela demande pour y réfléchir après coup. Mais la peine que cela exige est proportionnelle à l’effort qu’elle vaut et à la nécessité qui s’impose lorsque l’on est déterminé à ne pas baisser les épaules ni à jeter le bébé avec l’eau du bain.

1Au début, ce mouvement exigeait aussi la fermeture de tous les centres fermés et l’arrêt immédiat de toutes les expulsions, mais cette perspective diminuait toujours plus, parfois jusqu’à arriver à la revendication d’une régularisation pour les familles bien intégrées. A Anvers, on disait même  : «  des papiers pour ceux qui parlent le néerlandais.  »

Pourquoi travaillez-vous? Manifeste contre le travail

March 21st, 2013 by Salto

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Détruisons le travail

March 21st, 2013 by Salto

Le travail est un sujet qui revient de façon de plus en plus pressante dans les journaux, dans les cours et les conférences universitaires, dans les homélies papales, dans les débats politiques électoraux et même dans les articles et les pamphlets écrits par les copains.

Les grandes questions qui se posent sont les suivantes : comment faire face au chômage croissant ? Comment redonner un sens au caractère professionnel du travail pénalisé par le développement néo-industriel ? Comment trouver des voies alternatives au travail traditionnel ? Comment, et c’est surtout cette question qui intéresse la plupart des copains, abolir le travail ou le réduire au minimum indispensable ?

Disons tout de suite que ces questions ne sont pas les nôtres. Nous ne sommes pas intéressés par les préoccupations politiques de ceux qui considèrent le chômage comme un danger pour l’ordre et la démocratie. Nous ne sommes pas non plus concernés par la nostalgie du manque de professionnalisme. Nous sommes encore moins enthousiasmés par les réformateurs du travail à la chaîne ou du travail intellectuel régi par la planification industrielle avancée. De même, nous ne sommes pas concernés par l’abolition du travail ou sa réduction à un minimum tolérable dans une vie ainsi imaginée pleine et heureuse. Derrière tout cela il y a toujours les griffes de ceux qui veulent organiser notre existence, penser pour nous ou nous suggérer poliment de penser comme eux.

Nous sommes pour la destruction du travail. Procédons dans l’ordre : notre position est totalement différente et c’est ce que nous tenterons d’expliquer.

La société post-industrielle, dont on parlera ensuite, a résolu le problème du chômage, du moins dans une certaine mesure, en déplaçant les forces de travail vers des secteurs flexibles, faciles à manipuler et à contrôler. Dans les faits, la menace sociale du chômage croissant est plus théorique que pratique. Elle est utilisée comme mesure de dissuasion politique, pour décourager de larges couches d’opinion dans leur tentative d’organisation. Les choix de programme du néolibéralisme, notamment au niveau international, échappent ainsi à une remise en question. Le travailleur qualifié est plus facilement contrôlable dans son rôle, lié à son poste de travail et à la carrière dans son unité de production (contrôlable partout et même par les autorités ecclésiastiques). Pour garder ce contrôle, on insiste sur la nécessité de donner du travail. Le chômage en soi ne met pas en danger la production, c’est au contraire l’expérience de la flexibilité, désormais indispensable aux organisations professionnelles, qui pourrait être une source de danger. En dépouillant le travailleur de son identité sociale, il découle sans doute une désagrégation sociale qui rend plus difficile un contrôle à moyen terme. Cette perte de contrôle est la source des jérémiades institutionnelles sur le chômage.

Pour la même raison, les intérêts du système de production dans son ensemble ne permettent plus une préparation professionnelle de haut niveau, du moins pour la majorité des travailleurs. L’ancienne demande de professionnalisme a été remplacée par l’actuelle demande de flexibilité, c’est-à-dire une adaptation à des fonctions de travail en mutation permanente, à des changements d’entreprise, bref, à une vie qui se modifie en fonction des besoins des employeurs. A l’école déjà, on programme ce genre d’adaptations, en évitant de fournir des éléments culturels à caractère institutionnel qui constituaient, autrefois, le bagage minimum technique pour atteindre le vrai professionnalisme. De hauts niveaux de professionnalisme ne sont nécessaires que pour quelques milliers d’individus formés par des post-grades universitaires, parfois aux frais des grandes entreprises qui cherchent ainsi à s’accaparer les sujets les plus disposés à subir un endoctrinement et, par conséquent, un conditionnement.

Dans un récent passé, le monde du travail suivait une voie univoque caractérisée par une discipline de fer, de la rentabilité des chaînes de montage aux contrôles assidus préventifs et subséquents des cols blancs jusqu’à l’archivage de fiches et aux licenciements dus à des comportements hors norme. Pour garder un poste de travail il fallait s’assujettir, acquérir une mentalité de type militaire, apprendre des pratiques parfois complexes, parfois simples, appliquer ces pratiques, s’identifier à elles, penser que sa personne, son mode de vie, ses idées et ses relations, bref tout ce qu’il y a de plus important au monde se résumerait à ces pratiques. Le travailleur vivait dans l’entreprise, avait des rapports amicaux avec ses collègues de travail, parlait de problèmes de travail pendant son temps libre, fréquentait le dopolavoro et partait en vacances en familles avec les collègues de travail. Pour compléter le tableau, surtout dans les grandes entreprises, des excursions périodiques, entre autres, étaient organisées pour lier les diverses familles ; les enfants fréquentaient des écoles qui étaient quelquefois financées par l’entreprise et lorsque leurs parents prenaient leur retraite, l’un d’eux prenait leur place. Ainsi, la sphère du travail englobait, sans bavures, toute la personnalité du travailleur et de sa famille, en lui dictant de cette manière une identification totale à l’entreprise. Témoins, les dizaines de milliers d’ouvriers de chez Fiat qui étaient supporters de la Juventus, l’équipe de football turinoise présidée par Agnelli. Cette époque, caractérisée par son homogénéité et par ses projets d’uniformité, est dépassée, bien que quelques résidus continuent à exister. Elle est remplacée par une période où le travail est provisoire et incertain, où l’indétermination du futur devient fondamentale, où le professionnalisme est absent. Le travailleur perd toute référence à cause de l’absence de nouveaux projets et d’intérêts concrets autres que gagner sa vie ou rembourser sa maison.

Auparavant, la fuite du travail se traduisait par la recherche d’une façon alternative de travailler et par la réappropriation de la créativité productive que le mécanisme capitaliste avait extorquée.

Le modèle suivi était celui du refus de la discipline, le sabotage sur la ligne de production – considéré comme le ralentissement d’une cadence oppressante -, la recherche de pauses à l’aliénation. Ainsi, le temps libre non institutionnalisé, mais dérobé au contrôle attentif de l’entreprise, était chargé d’une valeur alternative. Pour respirer il fallait sortir des rythmes carcéraux de l’usine ou du bureau. Cette condition ne correspond plus à l’organisation productive actuelle et encore moins à ses projets de développement.

Cette condition ne se distinguait pas spécialement des structures des premières usines. En Grande-Bretagne, l’accumulation du Grand Capital pendant plus de deux siècles de piraterie avait permis la mise en place des fabriques de textiles où la main d’œuvre fuyant la campagne anglaise et écossaise était pour la première fois enfermée en masse. Ces conditions empoisonnaient le goût du temps retrouvé. En d’autres mots, on ne récupérait le temps qu’en termes d’économie de fatigue physique, et non pas parce qu’on savait où on voulait faire autre chose en dehors de son propre travail. Et cela aussi, parce qu’on tenait à son travail ce qu’on y était lié jusqu’à la mort. Même les hypothèses révolutionnaires de l’anarcho-syndicalisme ne remettaient pas en question le temps retrouvé, au contraire elles étaient chargées de significations libératrices, de sorte que le syndicat avait la tâche de construire la société libre de demain à partir des mêmes catégories professionnelles qu’hier.

Il y a encore quelques années, l’abolition du travail signifiait l’élimination du labeur, la création d’un travail alternatif facile et agréable et dans les thèses les plus avancées, selon une vision plus utopique et singulière, sa substitution par le jeu. Mais un jeu engagé, avec des règles et capable de donner à l’individu une identité en tant que joueur. L’analyse de la catégorie logique du jeu a même été menée bien au-delà du jeu réglementé, comme par exemple les échecs, et a été élargie jusqu’au concept de jeu en tant que comportement ludique de l’individu, un jeu en tant qu’expression des sens, en tant qu’érotisme et sexualité, en tant que libre expression de soi-même dans le domaine du gestuel, du manuel, de l’art de penser et de toutes ces choses ensemble.

On s’est certainement inspiré des géniales intuitions de Fourier, qui ne s’éloignait pas de l’hypothèse benthamienne : en poursuivant l’intérêt personnel on obtient indirectement et sans le vouloir un plus grand intérêt collectif. Il est vrai que Fourier, le bon commis voyageur, a mis à profit ses expériences individuelles afin de créer un incroyable réseau de relations sociales fondé sur les affinités, cependant, bien qu’il s’agisse d’un fait très intéressant, il n’échappe pas aux règles essentielles du travail comme organisation globale de contrôle, voire de production dans un sens capitaliste.

Cela montre que le travail libéré n’amène pas à l’abolition du travail ; il faut entamer un processus de destruction. Voyons pourquoi.

C’est le capital même qui a démantelé à temps la formation de production désormais inadaptée, dérobant au travailleur son identité. Il a ainsi rendu ce dernier « hors course » sans qu’il puisse s’en apercevoir. Et maintenant le capital cherche à injecter en lui toutes les caractéristiques extérieures de la liberté formelle. La liberté de parole et d’habillement, la diversification des tâches, le modeste engagement intellectuel requis, la sécurité des procédures et leur standardisation assistée par des manuels faciles à suivre, le ralentissement du temps de travail, le remplacement des procédures répétitives par la robotique, la séparation progressive entre l’unité de travail et le producteur, tout cela crée un modèle différent qui ne correspond pas à celui du travailleur des générations passées.

En récupérant le temps qui nous est pris, on prend possession d’unités temporelles supplémentaires qui s’inséreraient de plein droit dans le nombre de plus en plus croissant d’autres unités discrétionnaires de suspension de travail que l’employé refuse de comprendre. Il n’en découlerait qu’une augmentation de la panique, plutôt que la possibilité de s’occuper d’un projet qui remplacerait le travail de production pour des tiers. Les théoriciens révolutionnaires ont toujours montré le besoin d’une quantité de travail beaucoup moins importante que celle qui est obligatoire aujourd’hui pour percevoir un salaire, en revanche, de nos jours, c’est le capitalisme post-industriel qui s’est approprié ce sujet dans des congrès et des réunions visant à restructurer la production.

Abolir le travail signifie le substituer par des quotas de travail réduits au minimum et destinés à des productions utiles. Nous ne pouvons pas accepter cette hypothèse dans la mesure où elle ne se différencie pas du capital. En effet, la différence n’est que dans ses temps de réalisation alors que les méthodes de réalisation restent les mêmes. Lutter pour une réduction, bien que considérable, par exemple la semaine de vingt heures, n’a pas un sens révolutionnaire car il ouvre une voie à la solution de certains problèmes du capital et non pas à une libération possible pour tous. Le chômage en tant que facteur de pression, même minime, en trouvant comme nous l’avons vu, assez de soupapes dans l’organisation différente de travaux marginaux, semble être pour l’instant le seul moteur de la formation productive capitaliste qui pousse à la recherche de solutions opérationnelles pour la réduction de l’horaire de travail ; mais, dans un avenir pas très lointain, d’autres motifs pourraient naître de la nécessité de produire moins, surtout dans une situation internationale d’équilibres militaires qui n’oppose plus deux grandes puissances.

La soupape du bénévolat dont on ne discute pas assez mais qui est, pourtant, un sujet qui mériterait toute notre attention, pourrait fournir une des solutions opérationnelles pour la réduction de l’horaire de travail sans que les masses, rendues orphelines du contrôle d’un tiers de leur journée, doivent organiser leur temps retrouvé. Dans cette optique, le problème du chômage n’est plus la crise la plus grave du système productif actuel, mais une forme pertinente quant à la structure de celui-ci, une forme qui peut être institutionnalisée et récupérée dans le temps libre pour un projet réalisé toujours dans le cadre de la production et à travers des structures créées à cet effet. Dans cette logique, le mouvement de la crise est intégré dans le capitalisme post-industriel comme système homogène. Cette crise n’existe pas car elle s’est transformée en un des moments du processus productif.

Les modèles alternatifs fondés sur le système D s’estompent : les petits travaux artisanaux, les petites entreprises fondues sur l’auto production, les ventes ambulantes de bijoux faits main. Dans l’ombre des petites boutiques sans air ni lumière, des tragédies humaines infinies ont eu lieu ces 20 dernières années. Tant de forces réellement révolutionnaires ont été piégées par des illusions qui demandaient non pas un travail individuel normal mais une surexploitation, d’autant plus lourde qu’elle était liée à la volonté de l’individu de mener la barque, de démontrer qu’il existait des voies différentes au travail d’usine. Maintenant, avec les restructurations du capital, nous avons vu que ce modèle « alternatif » est justement celui qui est suggéré au niveau institutionnel pour sortir de la crise. Et toujours prêtes à ignorer de quel côté le vent tourne, d’autres forces potentiellement révolutionnaires se renferment dans des laboratoires électroniques et dans leurs boutiques sans air ni lumière pour se surcharger de travail et démontrer que le capital, une fois de plus, a eu raison d’eux.

Pour résumer le problème en une formule, nous pourrions dire que, autrefois, le travail donnait une identité sociale au travailleur et cette identité associée à celle du citoyen constituait le sujet parfait. Ainsi, la fuite du travail était une tentative totalement révolutionnaire visant à se libérer d’une situation étouffante. Aujourd’hui, la seule réponse en opposition au travail est sa destruction, en créant des projets, un avenir et une identité sociale tout à fait nouveaux et opposés aux tentatives d’anéantissement mis sur pied par le capitalisme post-industriel qui ne fournit plus l’identité sociale au travailleur, mais qui cherche à l’utiliser de manière généralisée et indifférenciée, sans aucune perspective d’avenir.

Le travailleur conscient, pour réduire la souffrance du travail, faisait autrefois recours à diverses dissimulations afin de faire face à l’exploitation brutale et immédiate (on pourrait écrire des centaines de pages sur ce sujet) ; ces méthodes sont devenues aujourd’hui une pratique courante du capital qui propose, voire impose, des fragmentations des unités de travail, des temps réduits et flexibles, des propositions venant des travailleurs sur les conditions de travail, la participation aux décisions d’entreprise, des assemblées décisionnelles sur des aspects particuliers de la production, la création d’îlots autonomes qui se considèrent clients mutuellement, la compétitivité qualitative, etc. Les outils de la substitution du travail classique, uniforme et monolithique ont atteint, désormais, des niveaux qui ne sont plus contrôlables par la conscience individuelle. Le travailleur risque en permanence de tomber dans un piège difficilement repérable qui le contraint à négocier quelques arrangements au détriment de sa combativité devenue seulement potentielle. De tels arrangements, qui autrefois étaient définis par les travailleurs, faisant donc partie du grand mouvement de lutte contre le travail, sont aujourd’hui des aspects du travail caractérisé par la récupération et le contrôle. Si nous devons jouer avec notre vie et dans notre vie, nous devons apprendre à le faire et fixer nous-mêmes les règles du jeu, ou alors définir ces règles de sorte qu’elles soient claires pour nous et qu’elles soient des labyrinthes incompréhensibles pour les autres. Nous ne pouvons affirmer de façon générale que le jeu réglementé est encore un travail (ce qui est vrai d’ailleurs, comme nous l’avons dit), si l’on croit que lorsque ces règles disparaissent, il s’agirait d’un jeu libre, donc, libérateur. L’absence de règles n’est pas un synonyme de liberté. La présence de règles imposées dont l’exécution est soumise au contrôle et aux sanctions est synonyme d’esclavage.

Le travail a toujours été cela et il ne pourra jamais être autre chose, pour toutes les raisons présentées auparavant et pour celles que nous avons oublié de mentionner. Mais l’absence de règles peut être une tyrannie différente et probablement pire. Si le libre accord est une règle, je veux la respecter et j’attends aussi que mes copains la suivent : surtout s’il s’agit du jeu de ma vie et lorsque ma vie est en jeu. L’absence de règles m’exposerait à la tyrannie de l’incertitude. Si aujourd’hui celle-ci me donne ma dose d’adrénaline quotidienne, demain elle ne me satisfera certainement pas.

De plus, les règles librement choisies construisent mon identité, mon existence parmi les autres, mais aussi mon individualité consciente et disposée à s’ouvrir aux autres, à vivre dans un monde peuplé d’êtres libres et vitaux, capables de décider seuls leurs propres choix. Cela est encore plus valable dans un monde qui tend vers la liberté apparente d’une absence de règles rigides, du moins dans le domaine de la production. Il est nécessaire de réaliser son propre projet de destruction du travail, pour ne pas se faire envoûter une fois de plus par des horaires de travail réduits, flexibles, programmables à souhait, par les congés payés, exotiques, personnalisés, pour ne pas se laisser tromper par des augmentations de salaire, par les retraites anticipées, par les financements gratuits des initiatives individuelles. Il ne faut pas se limiter à réduire les dégâts, car le capital même a intérêt à le faire, pour garder en vie non pas une main-d’œuvre moins stressée, mais un répondant à l’offre de marché, c’est-à-dire une demande passablement soutenue.

Certaines réflexions qui semblaient dépassées redeviennent actuelles.

Détruire une mentalité n’est pas possible. Les actions entreprises par les partis, les syndicats et les regroupements anarcho-syndicalistes ne pouvaient pas détruire la mentalité professionnelle vu qu’elles agissaient de 1’extérieur. Le sabotage ne pouvait pas y arriver non plus. Lorsqu’on y faisait recours, il ne servait que comme moyen d’intimidation contre les patrons, un signe de lutte plus avancée que la grève, pour faire savoir qu’on était plus décidé que les autres mais qu’on était toujours prêts à suspendre l’attaque dès que les revendications seraient acceptées.

Le sabotage reste destructeur, il ne touche pas indirectement le profit, comme la grève, mais il attaque directement le processus de production, à la source ou à l’embouchure, dans ses moyens de production ou dans les produits finis, cela n’a pas d’importance, il frappe la réalisation en cours ou déjà terminée. Cela signifie que, indépendamment de l’existence du rapport de travail, ce moyen ne frappe pas seulement pour obtenir quelque chose, mais aussi et principalement, pour détruire. L’objet détruit, – des moyens de production aux produits finis – tout en restant la propriété du capital, si l’on réfléchit bien, représente le travail ; il s’agit, en effet, de ce qui a été obtenu et produit par le travail, aussi bien les moyens de production que les produits finis. Voilà que, aujourd’hui seulement, nous comprenons mieux l’horreur qu’éprouvaient beaucoup de travailleurs face aux actes de sabotage. Je me réfère à ces travailleurs qui avaient acquis une identité sociale difficile à effacer après une vie de dépendance totale. J’ai vu personnellement des travailleurs qui pleuraient en voyant leur usine partiellement détruite, car dans ce lieu de mort se détruisait une partie considérable de leur vie, qui, tout en étant misérable et méprisable, était la seule qu’ils connaissaient, la seule dont ils avaient fait l’expérience.

Bien sûr, pour attaquer la mentalité professionnelle il faut avoir un projet, donc une identité définie, une conscience de nos actes considérés et vécus comme un jeu. Et le sabotage est un jeu fascinant, mais il ne peut pas être le seul. Il faut disposer d’une panoplie de jeux, variés et souvent contrastés, afin d’éviter que la monotonie de l’un d’eux ou de leurs règles se transforme en un travail ennuyeux et répétitif. Faire l’amour est aussi un jeu, mais on ne peut pas le faire du matin au soir, le banaliser, nous envelopper dans un assoupissement qui, si d’un côté provoque un agréable bien-être, de l’autre avilit.

Même le fait d’aller prendre l’argent là où il se trouve est un jeu qui a ses propres règles et qui peut dégénérer dans le professionnalisme et devenir, donc, un travail à plein temps avec toutes ses conséquences. Mais c’est un jeu intéressant et utile s’il est considéré dans l’optique d’une conscience mature, qui n’accepte pas les équivoques d’une consommation toujours prête à avaler ce qu’on a réussi à soustraire au processus économique global. Dans ce cas aussi, il faut dépasser la barrière morale qui a été élevée en nous, il faut provoquer une fracture capable de se poser au-delà du problème. Saisir la propriété des autres, même pour un révolutionnaire, est un acte risqué au niveau légal et moral. Ce dernier aspect mérite une explication, car il s’agit de dépasser l’obstacle qui faisait pleurer le vieil ouvrier devant l’usine endommagée.

La sacralité de la propriété nous a été inculquée dès l’enfance et nous ne pouvons nous en libérer facilement. Nous préférons nous prostituer pour toute la vie à l’employeur, pour avoir la conscience tranquille, pour savoir que l’on a accompli notre devoir, qu’on a contribué, toutes proportions gardées, à la production du PNB pour laisser finalement les politiciens sans scrupules, qui pensent au destin de la nation, s’emparer de ce que nous avons accumulé péniblement.

Notre projet doit être la destruction du travail dont l’aspect essentiel est la créativité poussée au maximum. Qu’est-ce que nous ferons avec l’argent de toutes les banques que nous pourrons dévaliser si ensuite la seule chose que nous sachions faire est de nous acheter une grosse voiture, avoir une belle maison, aller en boîte de nuit, nous remplir de besoins inutiles et nous ennuyer à mort jusqu’au prochain hold-up. Ce sont des choses que font de façon systématique beaucoup de bandits que j’ai connus en prison. Si tous les copains qui n’ont jamais eu d’argent dans leur vie pensent que c’est là la voie pour satisfaire leurs caprices, qu’ils le fassent ; ils trouveront les mêmes désillusions que dans n’importe quel autre travail, peut-être moins rentable à court terme, mais certainement moins dangereux à long terme.

Considérer le refus du travail comme l’acceptation apathique de la non-activité est une conséquence de l’idée erronée que tous les esclaves du travail se font de ceux qui n’ont jamais travaillé dans leur vie. Ces derniers, c’est-à-dire les soi-disant privilégiés de naissance, les héritiers des grands patrimoines, sont presque toujours des travailleurs acharnés qui engagent leurs forces et leur talent pour exploiter les autres et accumuler encore plus de richesses et plus de prestige. Même si l’on se limitait aux nombreux exemples de dissipateurs de patrimoines dont la presse de boulevard ne fait pas défaut, nous devrions quand même admettre que cette méprisable engeance entretient des relations sociales ennuyeuses et alimente sa peur d’être victime d’agressions et d’enlèvements. Là aussi il s’agit d’un vrai travail réalisé selon des règles imposées, où l’exploiteur de ces exploiteurs est chaque fois sa propre libido et sa propre peur.

Mais je ne crois pas qu’il y en ait beaucoup qui considèrent le refus du travail comme l’acceptation de l’ennui mortel, de la non-activité, qui sont en permanence sur la défensive pour éviter les pièges de ceux qui pourraient les solliciter à faire quelque chose même si ce n’est pas par nécessité, mais au nom de l’idéal, de l’amour, de l’amitié ou de toute autre diablerie capable de nuire à cet état de satisfaction totale. Une situation de ce genre n’a aucun sens.

Au contraire, je pense que le refus du travail peut être identifié avant tout au désir de faire ce que l’on aime le plus, transformer de façon qualitative l’activité imposée en activité libre, en action. Mais la condition d’activité libre n’est pas réalisée une fois pour toutes. Elle ne peut jamais être liée à une situation externe, comme l’annonce d’un grand héritage ou les bénéfices d’un hold-up. Ces faits peuvent être l’occasion, l’accident plus ou moins recherché, plus ou moins voulu, qui peuvent aider ou perfectionner un projet en cours, et non pas la condition déterminante pour son achèvement.

Au cas où ce projet créatif serait incomplet, non satisfaisant en tant que choix de vie, aucune somme d’argent ne pourra jamais nous libérer de la nécessité de travailler, c’est-à-dire d’être forcés d’agir, poussés par un nouveau besoin qui n’est pas celui de la misère mais celui de l’ennui ou de la condition sociale acquise ou du désir d’avoir des parts de richesse de plus en plus grandes ou toute la série de symboles de la condition sociale adaptée à la nouvelle richesse acquise.

Nous pouvons sortir de ce dilemme par l’approfondissaient de notre propre projet créatif ou, en d’autres termes, par la réflexion sur ce que nous voulons faire de notre vie et des moyens qu’on acquiert en ne travaillant pas. Si l’on veut détruire le travail, il faut construire des parcours d’expérimentation collectifs et individuels qui ne tiennent compte du travail que pour l’exclure de l’ensemble des possibilités réelles.

Version originale en italien d’Alfredo M. Bonanno, “Distruggiamo il lavoro“, insert du n.73, mai 1994, de “Anarchismo

Asymétrie

March 21st, 2013 by Salto

Que peut un seul insoumis contre une industrie d’usines d’armement, de vigiles, de technologies de pointe, de soutien logistique, qui sait déplacer des milliards de livres, dollars, euros ?

Que peut une seule pierre contre un bataillon d’agents emballés et blindés, munis d’un arsenal d’armes plus ou moins létales ?

Que signifie un seul tract dans le fleuve d’informations, d’opinions, de propagande qui semble uniquement vouloir confirmer l’inéluctabilité de ce monde ?

C’est une guerre perdue d’avance…

C’est un conflit où l’on se trouve les mains vides face à un ennemi armé jusqu’aux dents.

Ce n’est pas désespéré, c’est suicidaire.

//

Sauf si le conflit ne se trouve pas là où l’on croît le percevoir.

Si l’on refuse de marcher au pas dans cette société.

Si l’on ramasse une pierre pour s’y opposer.

Si l’on pose des mots sur papier pour entamer le dialogue avec d’autres rebelles (potentiels).

Ce sont des actes par lesquels nous donnons nous-mêmes du contenu à la vie, tous des pas sur un chemin, avec la liberté comme boussole.

Aucune force militaire ne peut l’empêcher. Il n’y a pas de victoires à remporter ni de pertes à encaisser puisque nous n’avons pas de territoire à conquérir ni de pouvoir à prendre.

Voilà pourquoi il s’agit d’un conflit asymétrique. Pas parce que dans la somme des moyens, l’autorité triomphera toujours et que toute résistance apparaît vaine.

Mais parce que ce que nous voulons se trouve sur un tout autre champ que celui où se meut l’autorité.

Par cette force asymétrique, les ennemis de l’autorité pourront toujours faire usage de leur créativité pour se mettre en travers de sa route. Les forces de l’ordre entraînées des Etats doivent régulièrement encaisser des coups d’ex-sujets non-entraînés et peu armés.

Ces « succès tactiques » sont les effets secondaires bienvenus du choix de l’insurrection qui se répand comme un virus à travers les actes et les mots de ses protagonistes et qui continuera toujours à contaminer d’autres individus.

C’est un conflit asymétrique parce que ce que je veux est étranger au monde de l’autorité. Parce qu’elle ne pourra jamais me donner ce que je veux, ni me l’enlever.

Sur le banc des accusés

March 21st, 2013 by Salto

« Cependant les boutiquiers de Paris,

en faisant leur étalage, l’autre matin,

se sont dits avec leur robuste bon sens:

Il n’y a pas la moindre erreur, on veut saper

les assises de nos monuments séculaires,

nous sommes en face d’un nouveau complot.

Allons, allons, braves boutiquiers !

vous errez aux plaines de l’absurde.

Songez un peu que la conspiration dont

vous parlez n’est pas nouvelle ;

s’il s’agit de jeter bas les édifices vermoulus

de la société que nous haïssons,

il y a longtemps que cela se prépare.

C’est notre complot de toujours. »

Zo D’Axa, 1892

 

 

 

Comment ça, la répression ?

 

Nous vivons dans un monde où toute structure de la société, tout mécanisme, tout rapport social a aussi une fonction répressive. On n’aurait guère de problèmes à démontrer que les forces strictement répressives (la police, l’armée, la Justice et ses prisons) ne sont en effet qu’une petite colline face à la montagne de l’ensemble de la société oppressante. Si l’on définit la répression comme le mouvement qui nous empêche, nous décourage et nous punit de faire des choses qui risquent d’ébranler l’ordre économique, social et moral, il est facile de percevoir comment toutes les institutions démocratiques empêchent l’auto-organisation sociale, comment l’idéal d’un amour en camisole décourage des liens affectifs sans brides et comment l’économie punit toute tentative de bannir l’argent hors de sa vie. Ainsi, la répression ne saurait être réduite au seul bras armé de la domination, même au moment où celui-ci frappe à la porte des subversifs.

 

Lorsque ce « bras armé » toque à la porte de compagnons avec son arsenal judiciaire, carcéral et policier, l’Etat ne tente pas uniquement de freiner la diffusion d’idées et de pratiques subversives ou d’essayer de mettre « hors circulation » quelques éléments encombrants. Il cherche aussi à nous amener sur le terrain stérile de l’affrontement entre les forces répressives strictes et le courant subversif, un affrontement certes inévitable, mais qui risque souvent de nous bloquer sur un seul obstacle (la répression des compagnons), nous empêchant ainsi de continuer à courir « dans toutes les directions ». Affronter la répression spécifique contre des compagnons sur le terrain qu’elle-même pose, revient alors à creuser sa propre tombe.

 

D’ailleurs, en quoi la répression qui nous touche serait-elle détachée de la répression qui touche la société en général ? On pourrait dire que tout un chacun ne trouve certes pas des caméras cachées chez lui, mais cela ne saurait nous faire oublier que la vidéosurveillance est désormais partout. On pourrait dire que tout un chacun n’a certes pas à se défendre contre des accusations d’association terroriste ou autre, mais n’en est-il pas moins vrai que de larges couches sociales se font condamner à la chaîne, soit devant un juge, soit par les instances de l’ordre social, moral et économique, parce que le fait de chercher à vivre, voire d’exister, donne déjà lieu à une répression permanente ? Il n’est pas difficile de prévoir que dans le monde actuel, toujours plus instable et où les tensions sociales sont toujours moins gérables qu’elles n’ont pu l’être dans le passé récent, la répression ira croissant. La construction de toutes sortes de nouvelles prisons n’est qu’un signe manifeste de toute une tendance qui a le vent en poupe.

 

 

La dangerosité sociale

 

Mais hasardons-nous maintenant sur le terrain de la répression spécifique contre des luttes autonomes et des individus qui se battent pour la liberté. Parfois, les arrestations de compagnons, la répression d’une lutte, la diffusion de menaces à peine dissimulées contre ceux qui ne sont pas prêts à enterrer la hache de guerre, amènerait à croire que nous serions dangereux. Dangereux pour l’ordre établi, comme est classé l’anarchisme depuis quelques années en Belgique, considéré comme « la menace la plus importante et la plus diffuse pour la sûreté du pays », sur la bonne voie car objet d’une répression ? De telles croyances proviennent tout simplement d’un manque de conviction dans ses propres idées, d’une carence de perspectives, car elles s’amusent à reprendre à leur propre compte les paroles de la domination. A l’inverse, il n’est malheureusement pas rare de constater que, dans le courant subversif même, des bruits courent sur certains lieux, certains compagnons, certains terrains de lutte qui seraient dangereux, qu’il faudrait mieux éviter, parce qu’ils attirent la répression et autres conneries de la sorte. Dans les deux cas, la même « échelle de mesure » est utilisée : celle de la morale dominante et des lois en vigueur. Ou pire encore, une échelle « militaire », qui voit la subversion comme la somme d’attaques attribuables à tel courant ou à telle tendance ; échelle malheureusement trop fréquente, chez les légalistes et réformistes, comme chez les « subversifs » autoritaires. Que disait déjà cette citation ? : « On voit les lucioles parce qu’elles volent la nuit. Les anarchistes font de la lumière aux yeux de la répression, parce que la société est grise comme la pacification. Le problème, ce n’est pas la luciole, mais bien la nuit. »

 

Le danger et la dangerosité sont bien ailleurs. C’est la menace souterraine qui traverse les siècles et tous les visages que la domination a pu prendre : la menace d’une explosion sociale, de la subversion de l’existant. Inutile, et aussi pernicieux pour sa propre dignité, de cacher que les activités et les idées des subversifs antiautoritaires ciblent à encourager, faire éclater, défendre, répandre la subversion et donc la nécessaire insurrection, forcément violente et négatrice des lois et des morales. Et l’Etat cherche à réprimer, persécuter, étoufferce qui le met en danger. La menace n’est donc pas une centaine d’anarchistes, mais la diffusion toujours possible et imprévisible d’idées et de pratiques subversives que nous portons. La menace, la dangerosité, c’est la contagion qui se met à l’œuvre ou qui, du moins, reste toujours possible. D’où l’évidence que la meilleure solidarité, consiste à continuer à diffuser des idées et des pratiques subversives, au-delà de toute échéance judiciaire ou étatique. Et aussi que la meilleure défense contre la répression n’est pas de constituer une quelconque puissance imaginaire qui y ferait face (dans la logique de l’affrontement symétrique, imprégnée d’une vision militariste et hiérarchique de la subversion), qu’il ne s’agit pas simplement (ou mieux, pas tant) de s’approprier des techniques et des savoir-faire pour la contourner, mais bien de perspectives de lutte, d’idées approfondies, de la recherche sociale de complicité dans le refus et dans l’attaque de ce monde. En fait, on pourrait extrapoler cette question afin de mieux la saisir : une insurrection (dans le sens anarchiste, c’est-à-dire, comme phénomène social) peut-elle être vaincue de manière militaire par les forces répressives ? La « réussite » d’une insurrection dépend-elle du nombre d’armes et de « troupes » à notre disposition ? Ou les raisons des « défaites » des insurrections ne sont-elles pas plutôt à chercher dans le manque de perspectives antiautoritaires, de « fermeté » dans le refus de toute sorte de chef ou encore, dans la peur de l’inconnu de la liberté ? La répression des insurrections, tout comme leur explosion; la répression des insurgés, tout comme la contamination du tissu social par leurs idées et pratiques, n’est jamais qu’un fait militaire, mais avant tout social. Et de nombreuses conséquences découlent d’une vision antiautoritaire de cette question, qui est au fond essentiellement celle de la transformation révolutionnaire de l’existant.

 

 

Sur le banc des accusés…

 

De nombreuses personnes conçoivent la Justice (les lois, les tribunaux, les procès) exclusivement comme une institution, c’est-à-dire, un bastion du pouvoir dans le marécage social. Néanmoins, toutes les institutions se fondent à part égale, voire prépondérante, sur le consentement social. Elles sont des expressions des rapports sociaux existants, mieux, ce sont des rapports sociaux. C’est-à-dire que l’Etat, d’un point de vue subversif, n’est pas quelque chose d’extérieur au tissu social, il en fait partie comme il le structure à son tour. Prendre possession de l’Etat signifie alors vouloir perpétuer les rapports sociaux qui le fondent et en découlent ; le détruire, c’est chercher une autre base, un autre fondement (la liberté) pour les rapports sociaux. L’argent, comme institution, ne peut exister que parce que la société entière lui octroie de la valeur ; et réciproquement, l’argent conditionne les rapports entre les gens. Une redistribution plus équitable de l’argent ne changerait au fond rien aux rapports que son existence génère, le brûler signifie entamer la construction d’un monde où l’économie ne détermine plus les rapports entre les gens, mieux, où la logique économique (commerce, travail, accumulation, productivisme) est repoussée. La pénétration de la marchandise dans toutes les sphères de la vie donne d’ailleurs un autre bon exemple de la coïncidence entre les structures répressives et les rapports sociaux tels qu’ils existent aujourd’hui.

 

Cette prémisse posée, asseyons-nous un instant sur le banc des accusés. Comment pourrait-on soutenir que dans le tribunal rien n’a d’importance (en ce qui concerne notre attitude), sans en même temps ouvrir les portes pour affirmer que rien n’a d’importance dans n’importe quelle structure de la société ? Si le tribunal, comme l’usine, la maison communale ou le foyer familial, sont des structures répressives dans le tissu social, il devient intenable de prétendre que notre attitude, notre activité et nos idées n’y ont aucune importance. Dire devant un juge qu’on regrette de lutter pour la liberté ne diffère fondamentalement pas de dire à un homme qui nous maltraite qu’on l’aime – à moins que l’on croît que la subversion est une question de posture, de camouflage, de postiche, de sournoiserie. Renoncer à ses idées au nom de la tactique et de la stratégie (au-delà du fait de ne pas toujours crier sur tous les toits qui on est et ce qu’on pense pour des raisons de « discrétion » que peuvent requérir certaines activités, comme par exemple la réalisation d’un sabotage, une vie dans la clandestinité), dans un tribunal comme dans la rue, équivaut à leur ôter toute potentialité subversive, à les désamorcer – exactement ce que la répression cherche à obtenir. Ceci dit, il n’existe pas de recettes ni d’axiomes à appliquer ou à respecter dans la confrontation avec le tribunal, il n’y a que la cohérence entre ce qu’on pense et comment on se comporte, ce qu’on désire et comment on lutte. Cette cohérence ne peut être totale que dans le sens où notre individualité est une exigence totale, autrement dit, c’est une tension permanente qui palpite au rythme de notre vie même. Tout le reste, n’est que le rebut de la politique.1

 

Affirmer que nous ne reconnaissons ni « culpabilité » ni « innocence », que nous refusons tout juge, tout tribunal, car nous sommes ennemis de toute loi et donc pour toute transgression qu’inspire notre désir de liberté, n’est donc en rien un jeu tactique, mais justement une expression de cette tension vers la cohérence. La solidarité cesse ainsi d’être un simple réflexe antirépressif pour devenir la possibilité d’une complicité, dans le sens où nous sommes tous et toutes « coupables » de nos idées et des pratiques qui en découlent.

 

 

L’ami de mon ennemi ne peut jamais être mon ami

 

A force de considérer la Justice non pas comme un rapport social comme tous les autres rapports sociaux, on finit par assister aux plus sales jeux tactiques. Inutile de souligner que dans la plupart des procès, rares sont ceux qui cherchent à ne pas rentrer dans la logique de la Justice, qui refusent d’enterrer leur dignité devant le juge, qui ne balanceront d’aucune manière (dans de nombreux cas, cela revient aussi à refuser de dire si on a oui ou non commis un tel méfait). Malheureusement, il n’est pas rare qu’il en aille de même pour les ennemis déclarés de l’ordre établi quand ils se trouvent devant un tribunal. Là, il n’est pas rare que l’opportunisme et la politique font leur rentrée sur scène. On voit alors que la cohérence de refuser de s’allier et de passer des accords avec des forces politiques philo-institutionnelles ou autoritaires, est « provisoirement » mise au rebut au nom de la pression sur le juge, du besoin d’une solidarité large et diverse, du chantage moral de vouloir faire sortir les compagnons à tout prix (mais, en étant un peu méchant, on pourrait dire, sans pour autant risquer soi-même sa liberté). Tout d’un coup, les ardentes critiques des « droits » et des « devoirs » s’échangent contre des alliances indigestes avec quelque ligue des droits de l’homme ; la négation de l’économie et de l’argent est mise de côté pour profiter du soutien d’un syndicat, gestionnaire de la conflictualité sociale et des forces de travail ; le refus du spectacle et de la représentation se transforme en accueil d’un journaliste « qui fera pression » ou en acceptant les rôles existants (chacun à sa place et tous ensemble dénoncer démocratiquement les abus) par exemple en publiant une « lettre ouverte » dans un quotidien de la presse officielle. Que dire ? L’autorité ne saurait être combattue avec des moyens autoritaires, voilà une affirmation simple qui reste d’actualité.

 

Par une telle recherche d’alliances, on ne violente pas seulement ses propres idées et les parcours de lutte qui se sont dessinés et qui se dessineront encore, on n’hypothèque pas seulement les possibilités de rencontre et de complicité au niveau social (les exploités sont bel et bien aussi habitués à l’hypocrisie, mais celle-ci ne constitue pas un sol fertile pour la rencontre et pour une lutte commune entre individus rebelles). On se place en outre irrévocablement sur ce terrain qui est à la liberté et à la vie ce que le pétrole est à la mer : la politique. S’engager dans la politique avec ses alliances nauséabondes, ses délégations, son agir « en se bouchant le nez », sa modération vers le « moins pire », son opportunisme écœurant, est aux antipodes des terrains où la subversion devrait être portée : dans la rue, parmi les exclus, les exploités et les rebelles, afin de répandre des idées émancipatrices, d’encourager la révolte, d’envisager des attaques toujours plus acérées contre l’ordre social. Combien il est inintéressant de perdre son temps et son énergie dans des discussions avec des requins politiques, des imposteurs autoritaires, des moutons suiveurs d’idéologies, des légalistes avec leurs bouches pleines de cadavres ; à quel point est préférable l’aventure de porter la subversion au cœur des situations sociales explosives, loin de toute médiation et représentation. La première perspective se termine inévitablement par des rassemblements, confus au niveau du contenu et en général démoralisateurs, devant le tribunal ; la deuxième part à la recherche de transformer un épisode de répression spécifique de compagnons et de luttes en énième mèche pour allumer la poudrière sociale.

 

 

Tôt ou tard

 

Inutile de faire l’autruche : tôt ou tard, tout individu révolté et toute lutte autonome se heurtera à la répression, que ce soit en encaissant des coups ou en reculant devant la menace de ceux-ci. Dès lors, il est certes important à garder la répression (dans le sens le plus large possible) présente à l’esprit, en discutant et en approfondissant idées et perspectives, voire de s’y préparer techniquement, mais toujours en la reliant avec l’ensemble des rapports sociaux et des tensions et conflits en leur sein. Aucun doute non plus sur la nécessité d’organiser le soutien matériel aux compagnons arrêtés ou incarcérés, sans que pour autant celle-ci dépasse le cadre de simple question technique.

 

Comprendre et continuer à considérer la répression simplement comme un obstacle, et non comme un mur infranchissable (et encore moins le plus important), n’est certes pas tâche facile. Et nous ne parlons pas uniquement des possibles années de taule, mais aussi tout ce qui a trait à la répression « préventive », la surveillance et les poursuites au sens large du terme. Aujourd’hui déjà et probablement demain encore plus, nous devrons faire appel à notre créativité et notre imagination pour briser l’étau répressif, mais ceci n’est, comme nous le disions auparavant, que dans une moindre mesure une question technique et de capacités : c’est surtout une question de perspectives, d’idées et de projectualités mises à l’épreuve, forgées dans la bataille au quotidien.

 

Pour finir, n’oublions jamais qu’en fin de compte, nos idées, nos méthodes et nos désirs demeurent à jamais incompréhensibles pour les chiens de garde de l’Etat, car ils ne saisiront jamais que des individus puissent s’organiser et s’associer librement et de manière antiautoritaire ; ils ne comprennent pas que tout être humain a la capacité et le choix, à tout moment, de se révolter, et que c’est d’ailleurs à cette capacité et à cette possibilité de choisir que les révolutionnaires devraient faire appel. Le marécage de la conflictualité sociale n’est donc pas une affaire militaire, technique et tactique, mais profondément et intrinsèquement sociale. Etendre ce marécage, ce qui revient à l’auto-organisation sociale du refus et de l’attaque de l’ordre social et de l’autorité, faire en sorte qu’elle puisse s’armer avec conscience et idées, est la meilleure façon de contrecarrer, voire de dépasser, la répression.

 

Et de toute façon… il n’y a rien à lâcher, c’est ma vie même que j’ai choisi de mettre en jeu ; mon jeu.

1Il ne s’agit ici pas des éventuels aspects « techniques » d’un procès, mais de l’attitude la plus fondamentale ou de l’éthique (le contenu) qui est à la base de tout un éventail d’expressions plus « concrètes » (les formes). Le contenu pointe le refus de se distancier de nos idées et pratiques subversives, ce qui peut se traduire devant un tribunal dans de nombreuses formes, allant du refus total (en refusant de se présenter devant le tribunal), en passant par se soustraire à la justice (en passant dans la clandestinité), par refuser de répondre à aucune question ou requête, jusqu’à « revendiquer » ses idées devant un juge (et aussi, de fait, dans la rue, dans le rapport social qui est à la base de la Justice, ce qui ne revient pas à se déclarer coupable de telle ou telle accusation). Enfin, il y a encore tout l’aspect strictement technique de la défense juridique (nécessairement selon la logique de la Justice même) qu’on peut laisser à un avocat, ou pas. Mais là non plus, nous ne pensons pas que « tout se vaut ». Pour commencer, il faut prendre en compte le refus selon nous fondamental, de prouver sa propre innocence en pointant d’autres (connus ou inconnus) comme les coupables. On peut aussi noter la différence fine, mais également fondamentale entre un avocat qui demande l’acquittement et un avocat qui répond à la question de la culpabilité (ou de l’innocence). Citer, comme c’est couramment le cas lors des procès, du « statut social » afin d’obtenir de la part du juge une certaine clémence, est clairement néfaste pour sa propre intégrité. Finalement, la tension éthique et subversive n’est pas la seule chose qui joue, il y a évidemment aussi les circonstances particulières, la nature des accusations et, ce qui pas la moindre des choses, les inclinaisons et préférences individuelles.

Rêver les yeux grands ouverts

March 21st, 2013 by Salto

uto·pie subst. fém. Idéal irréalisable [Ce qui appartient au domaine du rêve, de l’irréalisable]

rêve subst. masc. 1 Suite d’images, de pensées [représentations] qui traversent l’esprit pendant le sommeil 2 Images d’avenir fantastiques [Projet d’avenir plus ou moins difficile à réaliser]: voire quelque chose en rêve, sortir d’un rêve

rêver rêvait, a rêvé 1 faire un rêve 2 s’imaginer [Laisser aller sa pensée au gré des associations d’idées, des sentiments, des souvenirs ] 3 espérer [Désirer ardemment, aspirer à] 4 rêvasser [Laisser emporter son imagination dans un univers mythique, dégagé des contingences du réel]

L’utopie et le rêve, deux mots que l’on voit revenir dans plusieurs textes du premier numéro de Salto. Je comprends l’utilisation de ces mots comme une tentative de donner de l’élan aux révoltes en cours (individuelles et sociales), comme une tentative de les faire dépasser leurs limites et de leur donner du vent dans le dos, un vent épris de liberté. L’utopie doit alors ajouter une nouvelle dimension, notamment la dimension révolutionnaire. Une démarche qui me semble fort intéressante. Pourtant, ces deux mots éveillent aussi une résistance au plus profond de moi. Probablement parce que dans mon propre développement des idées et des pratiques anarchistes, l’usage m’en est étranger.

Tout d’abord je tiens à clarifier que mes rêves nocturnes m’ont toujours peu intéressé, pour le moins s’il s’agit d’en tirer des analyses et des conclusions. La disposition chaotique des pensées et images à base d’arbitraire et de rapport au réel m’apparaît : désordonnée, fortuite, logique et ancrée dans le réel. Elle est tout aussi bien interprétable qu’in-interprétable. Bref, il n’y a rien à en tirer. Seuls les psychologues freudiens et analystes du rêve sont capables d’en façonner une histoire (et souvent de manière stéréotypée). Par contre, je prétends pouvoir dire quelque chose de sensé à propos des rêves que j’ai quand je ne dors pas. Si je jette un regard sur mes « rêves endormis » * je peux grosso modo en distinguer trois catégories §. Il y a les fantasmes où je laisse libre cours à mes pulsions destructives (éventuellement mélangées à des sentiments de vengeance). Il y a les moments où je me laisse emporter dans l’imagination de ce que je peux faire et créer de mes propres mains. Cela porte sur les projets que je veux mettre sur pied dans l’environnement dans lequel je vis et les attentes que je développe par rapport à ça, tout comme sur des choses matérielles que je peux littéralement fabriquer moi-même. Puis, il y a encore les fantasmes qui font immédiatement apparaître un sourire sur mon visage, ceux qui portent sur le temps que je partage avec d’autres et où l’imagination même de la présence de l’autre m’enchante déjà. Ou qui, en revanche, me rend triste car je sais que ce moment réel est encore loin devant moi. Et cela est une caractéristique essentielle de mes rêves éveillés. Mes rêveries sont en corrélation permanente avec ma réalité. Mon imagination, elle-même, prend déjà en compte une partie des limites de la réalité. Mais j’essaye de les contourner ou de les chambouler. Et si ma réalité impose des exigences à mes rêves, mes rêves imposent de nouvelles exigences à ma réalité. C’est la force créative du jeu entre mes rêves éveillés et ma réalité. Jamais un rêve ne se pose en contradiction directe à la réalité. C’est ma réalité qui permet d’imaginer certaines choses et ce sont mes rêves éveillés qui me permettent de réaliser certaines choses. Cela ne me passerait jamais par la tête de rêver d’une société qui suivrait une révolution anarchiste. Les représentations dont j’ai besoin pour m’imaginer une telle chose ne sont que des clichés, des illustrations venant des livres de conte. Elles peuvent être belles, peut être même émouvantes, mais elles ne me touchent pas. Elles ne me permettent pas d’agir ici et maintenant, pratiquement. Un tel rêve est trop loin de ma réalité. Mais ce sont justement ces rêves qui se retrouvent autour d’un dénominateur commun : l’utopie. C’est la particularité de l’utopie que d’être déliée d’une réalité spécifique, d’une vie individuelle. Un rêve utopique n’a pas besoin d’une réalité spécifique et c’est pour cela qu’il peut devenir un rêve collectif. Mais il en résulte que l’utopie devient en même temps un rêve irréalisable. Ce qui nous permet d’enlever les rêves de leur environnement individuel et de leur donner un écho plus large en tant qu’utopie, enlève au rêve en même temps sa force créative ; l’interaction directe, non-médiée entre le rêve et la réalité. L’utopie est un rêve stérile.

Je ne prétends pas que mes réserves à l’encontre de l’utopie soient uniques. Au contraire, je pense qu’elles sont partagées. C’est pourquoi, dans les textes de Salto, on ne parle pas d’utopie, mais de « tension utopique ». Mais pour moi, la tension se trouve entre le rêve et la réalité et c’est l’utopie qui vient la figer.

Pour moi, ça n’a jamais été l’utopie qui m’a ammené vers les idées anarchistes. C’est plutôt la découverte des limites tant dans mes rêves que dans ma réalité et, surtout, la frustration due au manque d’interaction entre ces deux notions qui m’ont séduit et amener à aiguiser mes attentes et mes actes. Qui ont élargi ma critique (aussi pratique) de tout ce qui tente de se mettre en travers de ma route, jusqu’à ce qu’elle atteigne tous les piliers autoritaires (ou tout du moins tente de le faire).

 

Retour à la case départ. Comment lier ces moments de révolte à ce plus qualitatif, pour qu’ils ne se dirigent plus seulement contre une situation spécifique dans un moment spécifique ? Ce qui n’a de cesse de m’intriguer, c’est la capacité des gens à diviser leur vie en différentes cases. Le comportement et les relations qu’ils n’accepteraient jamais de la part de leurs amis, sont avalés quand ils émanent de supérieurs sur les lieux de travail. Pour l’illusion d’un futur meilleur, les gens sont prêts à mettre de côté leur vie aujourd’hui. Même lors de la dite crise économique, les gens sacrifient leurs journées pour un peu d’aisance matérielle. Et chérissent l’espoir de temps meilleurs « si seulement on persévère un peu plus». C’est ici que se situe la première démarche, celle d’en finir avec toutes les illusions et tous les sacrifices. Une démarche négative qui étend l’exercice critique vers tous les aspects de la vie. Cela a toujours été le propre des anarchistes de pouvoir exprimer une critique totale de la société et des relations entre les individus qui la font. Bien que ces dernières années aient montré un certain effort à diffuser des idées et des pratiques anarchistes sans se perdre dans les lignes de démarcation des sujets ou luttes partielles, cette critique totale a du mal à suivre son chemin ¥. Sans doute, ces temps « post-modernes » connaissent aussi bon nombre de cyniques. Ceux qui ont déjà critiqué tout pour finalement se laisser flotter sur les vagues de la société (ou même en jouer l’avant-garde). Ceux qui attendent de nouvelles illusions pour les critiquer de manière hautaine et conclure qu’il n’y a pas de sens à la vie. Ceux qui n’ont pas compris que le sens de la vie est dans la vie même (en tant qu’agir) et qui sont donc uniquement capable d’un cynisme passif. Une telle critique passive refuse de se remettre en question : si ce n’est pas ça, qu’est ce que je veux alors ? C’est la deuxième démarche, la prise de responsabilité pour sa propre vie. Se poser cette question de manière permanente, sans que n’arrive de réponse définitive, et qui, pour cette raison, donne consistance à la vie. Je ne parle pas de « deuxième démarche » parce que je penserais que la première doit d’abord trouver son accomplissement pour que puisse s’entamer la deuxième, au contraire. Le développement de la question ‘destructive’ tout comme celui de la ‘constructive’ sont en dialogue l’un avec l’autre. Mais je pense bien que la deuxième ne peut jamais se produire sans la première, c’est à dire sans qu’on ait entamé une question critique, destructive.

 

Je suis persuadé que seule la première démarche, la critique pratique de l’autorité, est un terrain où je peux réellement formuler des propositions qui valent aussi en dehors de mon environnement de vie direct. La critique pratique est une chose que je peux réaliser et partager à un niveau social. Dans ma lutte pour la liberté ?je peux unir ma force destructive avec d’autres qui désirent aussi la liberté. Ou je peux faire dialoguer la critique de ma révolte avec la révolte des autres, pour arriver à une critique plus profonde. La deuxième démarche demande une recherche individuelle pour y donner du sens, et je peux sans doute construire des affinités avec d’autres individus, mais sur une échelle restreinte. Cependant, de ses expériences, je peux distiller une manière d’agir, une « méthode  de vie ». Ces principes, parfois aussi appelé une éthique anarchiste, peuvent peut être servir de proposition ou d’inspiration sans toutefois devenir un modèle. Et cela est une source intarissable pour encore plus de rêveries.

*Mes rêves éveillés, mes propres fantasmes qui ont en partie pris forme spontanément (à la fois images d’un avenir fantastiques et imaginaire).

§Appliquer des catégories à tes rêves ne me semble pas être possible sans appliquer une certaine forme de stéréotype.

¥La mutilation de la communication par les médias journalistiques et ‘sociaux’ (la communication par internet) qui exigent une distance, une superficialité et une volatilité et éliminent une implication et agissement directes, font paraitre une telle critique comme une chose qui est souvent abstraite. Ce sont aussi la complexité apparente et l’atomisation de la vie qui compliquent le dialogue entre individus qui n’ont pas partagé des années de vie ensemble.

?Je considère la liberté comme un concept négatif, comme ‘libre de…’ (dans sa forme la plus extrême: libre de toute autorité, contrainte…).

L’impossible

March 21st, 2013 by Salto

« C’est en recherchant l’impossible que l’homme a toujours réalisé le possible. Ceux qui se limitaient sagement à ce qui leur semblait possible, n’ont jamais fait le moindre pas en avant. »

 

L’utopie, le rêve, l’impossible, le merveilleux, l’inconnu…Il n’y a là que quelques uns des termes dont l’humain a pu se servir pour décrire la tension qui le pousse vers l’absolument autre. Une tension singulière, évidemment, qui, si elle ne se limite pas à inspirer des postures esthétiques, est accompagnée par les moqueries des secrétaires de parti et des sacristains de paroisse (« une place pour les rêves, mais les rêves à leur place », disait un poète, mort depuis dans un camp de concentration). Car les gens qui exercent de telles fonctions, ou qui y aspirent, n’aiment pas que les habitudes séculaires qui garantissent la misère d’un grand nombre et le pouvoir de quelques uns soient perturbées.

Comme d’autres avant nous, nous pensons aussi que la croyance en et la soumission à ce monde, bien réel, sont le fondement de tout esclavage. Depuis notre naissance, nous nous sommes habitués à vivre dans la prison quotidienne. Nous en sommes sûrs, au-delà de ses murs, rien ne peut exister. Notre seule expérience coïncide avec les rythmes et les règles de cette prison. Nos sens sont modelés sur les sons, couleurs, odeurs, goûts, densités de l’intérieur. Nés dans l’esclavage, nous sommes prêts à jurer que les chaînes qui nous retiennent sont un fait tout à la fois naturel et inéluctable.

Pour cette raison, nos lamentations ne vont pas au-delà des formes de notre prison. Elles ne réclament que de ré-formes. Personne n’en remet la substance en question. On estime cela aussi absurde et inimaginable que de critiquer le lever du soleil. Ce qui a été est aussi ce qui est, et ce qui sera.

Les prisonniers qui sont convaincus que derrière les murs, il y a quelque chose d’autre, sont rares. De vastes champs parfumés ? Peut-être. Des rivières pour plonger dedans et nager? Possiblement. Des jungles aussi luxuriantes que dangereuses? C’est possible. Cet autre n’a jamais été vécu à la première personne. Il a seulement été imaginé. C’est pourquoi il n’est pas possible des faire des prédictions qui ne seraient pas illusoires. Pourtant, il existe, nous en sommes convaincus. Il suffit d’abattre le mur qui nous en sépare. Il s’agit d’une tension dynamiteur qui ne peut pas compter sur beaucoup de consensus parmi la masse de prisonniers auxquels on a appris depuis leur jeunesse « qu’on n’abandonne pas le certain pour l’incertain ». Si on confesse cette tension à nos compagnons d’infortune, ils nous prennent pour des fous. La crainte de représailles et la peur de l’inconnu amènent chacun d’entre nous à se contenter de repeindre les murs de la cellule. C’est précisément là que le réalisme montre sa nature policière, en occupant tout l’espace de la pensabilité.

C’est un cercle vicieux dont on ne sort pas. Pour s’évader, la complicité des autres prisonniers est indispensable, mais ceux-ci ne veulent pas en entendre parler. Si nous dévoilons nos intentions, nous nous heurtons au mur caoutchouté de l’incompréhension. Alors, pour gagner malgré tout leur confiance, on baisse le ton. On se limite à chuchoter nos vrais désirs et, pour être acceptés entre temps, nous participons à leurs revendications pratiques, concrètes, immédiates, de promenades plus longues, de cellules plus spacieuses, de bouffe plus nourrissante…

Et plus on s’y immerge, plus ces revendications absorbent notre temps et notre attention, plus on met de côte nos désirs les plus profonds. Jusqu’à les oublier.

Ce mécanisme s’appelle la reproduction sociale. L’activité quotidienne des êtres humains se reproduit elle-même et reproduit l’environnement qui l’entoure. Un esclave qui se comporte comme esclave, perpétue l’esclavage. Un prisonnier qui se comporte comme prisonnier, perpétue la taule. Famille, école, travail, tout ce que nous faisons au quotidien reproduit le système social. Pour réussir à aller plus loin, au-delà de ce qui est, il faut briser cet enchantement. Nous devons sortir de ce cercle magique, et le prix à payer, c’est de rester seuls. Voilà pourquoi nous ne pouvons pas renoncer au rêve. Voilà pourquoi il devient vital de redécouvrir le « rêveur définitif » qui est en nous, seule défense contre le triomphe du citoyen-consommateur définitif.

Oui, la médiocrité de notre univers dépend aussi de notre force d’énonciation. Mais au lieu d’enrichir le langage de l’anarchie, nous l’avons d’abord appauvri et ensuite complètement abandonné en faveur de quelques slogans antifascistes, antiracistes et anti-qui-sait-quoi-encore. Un défenseur acharné d’assemblées populaires disait qui si on veut atteindre les gens, il faut utiliser un langage auquel ils sont habitués, un langage compréhensible. Ça n’a pas de sens de parler de révolte ou de subversion avec les paysans et les travailleurs, ils ne vous comprendraient pas. Mieux vaut parler d’une « nouvelle politique d’en bas », d’ « une autre communauté » et des choses similaires. En suivant cette logique implacable, on finit par échanger le langage du désir pour la grammaire du besoin. Le résultat en a été une invasion de « fausses démocraties », « dérives autoritaires », « métropoles niés », « droits en danger »,… toutes ces choses qui chatouillent les opinions conformistes des autres dans la mesure où ils suppriment leurs propres pensées rebelles.

Il y a un siècle, quelqu’un proclamait fièrement : «  vous, ô bourgeois, ne pourriez pas comprendre nos livres ». Ce n’était pas un analphabète qui voulait légitimer sa propre ignorance. C’était par contre la violence poétique jeté à la figure de la médiocrité du monde bourgeois. Un monde qu’il faut frapper dans ses institutions politiques, dans ses intérêts économiques, dans ses structures sociales, mais aussi dans ses présupposés linguistiques et logiques. Semer le désordre dans ses palais, sur ses marchés, dans ses rues, mais aussi dans ses discours. Redécouvrons cette fierté. Gardons vivant ce que la canaille journalistique appelle « l’autisme des insurgés », l’étrangeté à et l’insubordination devant la raison d’Etat. Laissons le réalisme à ceux qui veulent spéculer sur lui. Assez de ces revendications pesées et mesurées, pleines de bon sens, contre la marchandisation de l’enseignement, pour des tracés alternatifs de TGV, pour le tri sélectif, pour des permis de séjour pour tous (et toutes des propositions liées du genre « marchandises sans logo » ou « allocations garanties »). Assez de ces réparateurs et ajusteurs d’un monde qui ne mérite que de disparaître. Réhabilitons l’irréalité de nos désirs, leur mouvement tumultueux qui ne connaît pas de digues, leur capacité à pénétrer dans la chair et à faire couler le sang. Traversons la réalité pour découvrir non ce qu’on peut faire, mais ce ne qu’on ne peut pas faire. Lorsque nous rêvons les yeux grands ouverts, le monde et ses modèles commencent à vaciller, aucune justification ne le soutient plus. Une fois en proie à une telle ébriété, plus rien ne réussira à nous retenir de bouleverser le monde.

Nous nous rendons compte que cette incitation au rêve, en une période si sombre qu’elle fait penser aux pires moments de l’histoire, peut paraître hors propos. Maintenant que l’abîme se repeuple de la faune la plus immonde, maintenant que la guerre de tous contre tous semble une hypothèse toujours plus plausible, quel sens peut-on trouver à se perdre dans l’utopie ? Pour répondre à cette question, nous sommes contraints de la retourner : n’est-ce pas justement parce que nous avons cessé de rêver que nous avons atterri directement dans le tourbillon de cette réalité qui nous prend en otage ? N’est-ce pas justement le manque d’utopie qui fait que les conflits sociaux adoptent les caractéristiques du citoyennisme ou de la guerre civile ? N’est-ce pas justement en offrant une perspective qu’on pourrait (peut-être) éviter que la rage ne se gaspille en tirs aveugles ?

 

 

 

 

 

Moi, tu, ils nous

March 21st, 2013 by Salto

Moi, tu, ils, nous

 

Qu’est-ce que tu entends par nous ?

Mettons le doigt sur ce point d’interrogation. Le pronom personnel utilisé par l’auteurd’un texte influence souvent le point de vue du lecteur par rapport à son contenu. Là où une apparente donnée formelle agit sur le contenu, une approche critique est de mise. Et ce nous se retrouve trop souvent utilisé sans esprit critique dans des textes.

Est-ce une raison suffisante pour nous évitions perpétuellement le nous ? Question rhétorique, bien évidemment. La réponse, ou mieux, ma réponse, est déjà contenue dans la question. Mais est-ce aussi ta réponse ? Est-ce que ce premier « nous » est à sa place ou, justement, est-il déplacé ?

En écrivant un texte, le pronom « moi » semble le plus sincère. Je fais, je pense, j’écris.* Mais un texte se veut aussi (du moins, je pars de ce présupposé) un moyen de communication, une tentative de dialogue. Moi, comme lecteur, je ne suis, en première instance, pas directement intéressé par la cohérence du « je » de l’auteur, mais par les idées qui surgissent dans son ouvrage. Le rapport entre ces idées et ma vie (en termes de concordance et de conflit, c’est-à-dire, ma cohérence) est la raison pour laquelle je prends je fais la peine de lire un texte. Si l’auteur revendique en permanence, par son je, le rôle principal, où est-ce que je me retrouve, avec mon je, sinon dans le rôle de spectateur passif ? La forme « je » peut donc autant mener à une expérience de lecture stérile, une affirmation de la position de l’auteur, sans défier le « je » du lecteur. On tombe alors rapidement dans le trop facile « à chacun son opinion ».

Donc peut-être que je veux aussi m’adresser à toi. Et moi et toi, est-ce que ça ne fait pas nous ? Un nous qui est tout d’abord un défi, car s’agit-il bien d’un nous ? Un « nous » dans un texte évoque plus souvent des réticences, justement parce qu’il provoque le lecteur et devient prétexte à une discussion entre tes idées et mes idées. S’il ne rencontre pas de réticences, c’est parce que le « nous » était à sa juste place (au moins pour toi et moi, pas nécessairement pour eux) ou parce que le contenu du texte est accepté sans esprit critique ou mis de côté par commodité.

Peut-être qu’un nous qui ne parle pas uniquement de moi et toi, mais veut aussi parler d’eux, est plus problématique. Ces ils, qui ne sont pas présents, ne peuvent donc pas activement remettre en question le nous. Un tel nous est souvent un instrument de pouvoir. Il vise à attirer le lecteur dans le camp de l’auteur à l’aide d’un argument quantitatif. C’est le nous des lieux-communs et des clichés, de la pression du groupe et des obligations morales ; c’est le nous qui cherche à bloquer la possibilité d’un moi et toi ; c’est, enfin, un nous je suis non pertinent, voire inexistant. Un tel nous ne cherche pas le dialogue critique entre mes idées et tes idées, mais uniquement à convaincre l’autre. Il appartient aux publicités, à la politique et à la religion.

Une conclusion ? Si l’utilisation de la forme « je » peut amener une extériorité des lecteurs, un « nous » peut simuler une fausse implication ou dissimuler l’argument du nombre. Le seul repère du lecteur, dans toute cette histoire, c’est la question active et critique du « je ». Le seul fil conducteur de l’auteur, c’est l’envie d’entamer un dialogue, de formuler sa proposition plutôt que d’essayer de vendre quelque chose.

 

*Sauf s’il y a une collaboration à la base d’un texte; nous écrivons. Et pour devancer des remarques philosophiques du genre « aucune idée n’est originale » ; je fais, je pense, j’écris sont tous des actions dans une recherche de cohérence et non pas des histoires de droits de l’auteur qui nourrissent uniquement une vision statique sur les idées et des positions de pouvoir.

Annexe 1 – Le fracas de l’incompatible

March 21st, 2013 by Salto

retour sur la manifestation du 27 juin 2012 à Bruxelles

 

Convertir qui que ce soit ne nous intéresse pas. Lutter pour ouvrir des brèches, se battre pour que de véritables espaces de discussion soient possibles, se soutenir et aiguiser la critique pour que chacun et chacune puisse développer son parcours et sa cohérence dans une perspective de libération, c’est ça qui nous tient à cœur.

 

Faire ici une plaidoirie pour la nécessité de l’attaque directe contre ce qui nous opprime, par tous les moyens que nous jugeons adéquats, nous paraît superflu. La question ne semble pas être là. Un abîme a toujours séparé ceux qui veulent imposer un nouvel ordre au monde, « un ordre meilleur » et ceux qui ne veulent plus d’ordre du tout. Entre ceux qui ont prêtés serment à la politique et ses manœuvres, à la stratégie au nom des « rapports de force », à l’organisation des masses et leur transformation non en individus libres et autonomes, mais en adhérents et spectateurs de l’idéologie de service ; et ceux qui refusent de soumettre la rage contre ce monde d’exploitation et de domination à des prérogatives autre que leurs volontés et leurs désirs, qui voient à travers l’action directe et l’auto-organisation les individus se débarrasser des rôles sociaux imposés et des idéologies, qui rejettent tout rappel à l’ordre de la part de qui que ce soit. Nous ne sommes ni des politiciens, ni des manipulateurs. Nous ne cherchons pas à camoufler cet abîme, mieux, nous essayons par tout moyen de l’approfondir. La révolte n’a jamais été une affaire de partis, de politicards en aspiration, de hiérarchies syndicales.

Si quelques vitres pétées d’une voiture d’un fonctionnaire de l’OTAN lors de la récente manifestation ont contribué à éclaircir les divergences, à briser la fausse unité entre des choses incompatibles, c’est probablement tant mieux. Qui aurait pu deviner qu’un geste aussi banal et aussi simple pourrait engendrer de telles polémiques ! On se souviendra des sourires qui sont apparus à ce moment-là sur les visages, de ces sourires de combativité et de joie de passer à l’attaque, de ces sourires qui marquent une complicité dans la révolte. Mais parallèlement, on se souviendra comment des petits chefs courraient comme des poulets sans tête pour éteindre le feu, en assumant leur rôle de pompier, en mettant immédiatement en pratique la délation. Et on se souviendra aussi comment ces leaders autoproclamés n’étaient pas du tout suivis par tout le monde et que leurs ordres et leurs menaces ont été accueillis par une franche hostilité.

Nous avons toujours défendu la nécessité de l’action directe et de la violence révolutionnaire. La question de l’opportunité de tel ou tel geste camoufle en effet assez souvent une volonté de diriger, de contrôler, de soumettre tout le monde à une même stratégie. A notre avis, une manifestation appartient à tous ceux qui y participent, et non aux seuls « organisateurs », c’est donc tant mieux si chacun y agit selon ses volontés et ses appréciations. Cela ne nous intéresse pas de former une masse qui serait manœuvrable pour servir les intérêts du politicard de service et aucune considération stratégique ou opportuniste ne pourrait nous amener à condamner ceux qui choisissent de passer à l’attaque.

Nous avons horreur de devoir nous boucher le nez au nom d’une fausse unité, nous préférons être clairs sur ce que nous pensons, et faisons. Si nous appelons à la révolte, si nous pensons que chacun et chacune est capable de saboter, de mille manières et selon ses préférences, les engrenages de la domination, c’est parce que nous luttons pour un monde où tout individu prend sa vie en main et ne reporte cette exigence vitale à aucun lendemain qui chante. Ceux qui viennent toujours nous harceler avec des discours comme « ce n’est pas le moment » sont ceux qui demain condamneront de toute façon toute geste de révolte individuelle ou collective au nom de leur stratégie politique. Il n’y a pas à se leurrer là-dessus, les discours politiques, aussi « radicaux » se présentent-ils, ont en vérité du mal à camoufler leurs véritables intentions.

Certains pourront ainsi dire qu’on a le droit de se défendre quand la police nous charge. Ils appelleront même à venir « casqués », symboliquement évidemment et au pire des cas, pour réduire le nombre de crânes ouverts. Mais attaquer, ça non. S’ils pensent pouvoir faire leur beurre sur les corps mutilés et les visages ensanglantés par la police, ce ne sera pas avec notre accord ou notre consentement ! Nous ne sommes pas des fanatiques de l’affrontement avec la police, mais pas non plus des moutons qui se laissent défoncer au nom d’une quelconque idéologie de la non-violence. Par contre, ce que nous défendons, c’est la capacité de chacun et chacune à passer à l’attaque, à ne pas attendre que les forces de l’ordre nous en empêchent ou nous attirent dans le piège d’un affrontement stérile. En effet, nous ne cherchons pas forcément des batailles rangées avec la police anti-émeute, qui sont « stériles » au sens où elles détournent trop souvent notre attention de ce que la flicaille essaye de protéger. Nous considérons plutôt la présence policière comme un obstacle à esquiver ou à éliminer (selon nos possibilités pratiques), pour que se déchaîne la fête destructrice. Ce n’est que très rarement qu’un face-à-face avec la police permet à une manif entière une plus grande liberté, un plus grande espace de mouvement, tandis qu’éviter d’attaquer là où ils nous attendent permet très souvent de mettre temporairement en échec le dispositif policier. Les exemples des émeutes dans les quartiers bruxellois sont d’ailleurs très parlantes à ce sujet.

D’autres diront que les gestes de révolte ne servent qu’à amener la répression. Franchement, ces gens-là ont une drôle de vision de la répression. Comme si celle-ci se résumait à des arrestations lors de manifestations, à des tabassages ou à des incarcérations. La répression est présente en permanence, dans chaque sphère de nos vies. Le travail salarié nous étouffe, la consommation nous dégrade, la domination nous empêche d’expérimenter la liberté, l’argent transforme nos vies en une course de rongeurs avec toujours plus de perdants, et vous avez le culot de dire que c’est la révolte qui attire la répression ? De la même manière que la répression est quotidienne, la révolte l’est aussi. Celui qui prêche le calcul, l’attente voire condamne toute velléité de rébellion, doit savoir qu’un fossé infranchissable le sépare de toute perspective révolutionnaire libertaire.

Sommes-nous en train de mettre tout le monde dans le même sac ? En rien ! A chacun son parcours, à chacun son rythme, à chacun ses expérimentations. Mais tout n’est pas compatible. Entre celui qui parle aux flics et celui qui s’oppose à la flicaille, il n’y a pas d’entente possible. Le second a souvent tendance à se conforter dans l’illusion qu’un jour, l’autre verra « la lumière » pour pouvoir s’y associer… sauf qu’entre-temps, le premier l’a déjà livré aux autorités. Il n’y pas de compatibilité entre celui qui prétend parler au nom de qui que ce soit, parce qu’il se trouve à la tête d’une quelconque organisation et s’accapare donc une prétendue légitimité à exiger l’obédience et la loyauté de ses sujets, et celui qui aspire à renforcer et approfondir l’autonomie de chaque être humain, aussi bien sur le niveau des idées que sur le niveau des pratiques.

Au lieu de prétendre à une fausse unité qui reporte la révolte à l’éternel lendemain, nous préférons voir, en taquinant un peu, un éclatement général, où la responsabilité d’agir ici et maintenant ne s’en remet plus à qui que ce soit. Au lieu d’observer les prétendus chefs d’organisations faire leur cuisine interne afin de rallier du monde derrière leurs drapeaux, nous préférons voir des milliers de petits groupes et d’individualités autonomes, avec leurs propres idées et perspectives, leurs propres pratiques et envies, s’accordant entre eux quand ils ressentent le besoin d’agir ensemble, mais refusant toujours d’abaisser leurs idées vers le plus petit dénominateur commun au nom de la stratégie. Car là, on ne serait plus en train de se découvrir, de tisser des liens de solidarité et de réciprocité mutuelles, mais en train de raffiner l’art liberticide du contorsionniste.

A l’heure actuelle, avec des conditions de vie qui se dégradent rapidement et une terreur étatique qui s’intensifie contre des couches toujours plus larges de la population, ce serait vraiment triste de ne pas trouver le courage d’affirmer que nous voulons une transformation révolutionnaire, c’est-à-dire, la destruction de toute domination et exploitation. Les réactionnaires de tout bord, qu’ils soient fascistes, islamistes, racistes ou autoritaires tout court, haussent leurs drapeaux et tentent d’enfermer sous leurs bannières la colère et le mécontentement latents. Nous ne nous sommes jamais hasardés sur le chemin de la politique et de ses compromis et ce n’est pas plus aujourd’hui que nous allons le faire. Nous pensons par contre que c’est le moment pour sortir de toute posture défensive, et de prendre d’assaut la domination, en mots et en actes, dans son entièreté. Si nous passons à l’attaque, ce n’est pas par seul goût de l’affrontement, mais parce que nous pensons que la dissémination d’attaques contient la possibilité de subvertir ce monde. Aux révoltés de Bruxelles et d’ailleurs, nous ne parlerons pas de modération, de politique et de calcul stratégique, mais d’une révolte sans brides contre toute autorité. En démontrant que la domination n’est pas invulnérable, que la révolte et l’action directe sont à la portée de tous et de toutes, et que tout ajournement fait le jeu du pouvoir.

Des vilains petits canards

Annexe 2: Rencontre anarchiste internationale (Zurich 10-13 novembre 2012)

March 21st, 2013 by Salto

D’où nous partons

 

Les temps changent, les contextes varient, les rapports de domination se transforment, mais dans ce long fleuve tumultueux, nous ne serons jamais prêts à renoncer à ce qui fait de nous des anarchistes. Nous sommes des ennemis de toute autorité, et c’est de là que partent nos tentatives pour partir à l’assaut de l’existant. Nous pensons que la nécessité de l’attaque est permanente et que tout compromis, même revêtu de temporalités tactiques ou de besoins stratégiques, creuse déjà la tombe de la possibilité même de la subversion. Loin de toute vision politique et de tout opportunisme, nous pensons que les possibilités d’explosions insurrectionnelles sont ouvertes. La quête parfois difficile de complices dans la mêlée sociale reste donc nécessaire, sans chercher pour autant le salut dans l’adaptation de nos idées et exigences aux vents capricieux du temps, ou à enfermer la révolte dans l’étroitesse d’une organisation. Si nous proposons une rencontre, c’est à partir de ces quelques bases fermes, et par conséquent de la volonté de diffuser et d’approfondir les idées anarchistes, du choix de nous organiser de manière affinitaire et informelle, de développer des projectualités insurrectionnelles.

 

Si nous souhaitons réfléchir à nos interventions dans une optique insurrectionnelle, c’est parce que nous pensons qu’il faut des ruptures violentes avec l’espace-temps de la domination pour rendre possible un début de subversion des rapports sociaux existants, vers une transformation révolutionnaire. Sans la révolte et son souffle destructeur, aucun saut qualitatif, aucune expérimentation de quelque chose de complètement autre n’est envisageable. Si l’insurrection est un phénomène social et pas seulement l’œuvre de quelques poignées de révolutionnaires, cela ne veut pas dire à l’inverse que les anarchistes n’ont rien à y faire. Comme l’insurrection n’est pas quelque chose de mécanique, le résultat automatique de conditions historiques (il suffirait donc de l’attendre), ni quelque chose de simplement spontané (il suffirait donc de l’invoquer), nous pouvons toujours scruter l’horizon pour y découvrir les possibles, élaborer des hypothèses basées sur une analyse des contextes, et développer une projectualité qui permette de transformer le songe en réflexion, le faire en agir.

 

Si de nouveaux horizons semblent s’ouvrir aujourd’hui, si de nouvelles possibilités d’intervention anarchiste dans la conflictualité sociale deviennent imaginables, ces défis, certes difficiles et compliqués, ne devraient pas nous faire peur. Ils devraient au contraire nous stimuler pour intensifier l’effort analytique et ses retombées pratiques. Au-delà des particularités locales et des luttes en cours et à venir, et en partant des bases qui sont les nôtres, nous pensons qu’il convient de prendre le temps d’entamer une réflexion générale, un effort un peu plus théorique si on veut. Ce n’est qu’ainsi qu’on pourra trouver des pistes à propos du comment agir pour contribuer, précipiter et favoriser l’insurrection.

 

D’analyses en hypothèses insurrectionnelles

 

Tout d’abord, il convient de souligner que dans n’importe quel contexte, quelle que soit l’intensité de la pacification sociale, en dictature comme en démocratie, il est possible d’élaborer une hypothèse insurrectionnelle, et par conséquent de développer une projectualité. De toute façon, il n’y a qu’un monde, nous vivons tous sur une même planète sous le joug de la domination et de l’exploitation.

Les conditions actuelles de la conflictualité ne sont évidemment pas les mêmes qu’il y a trente ans. Les restructurations en cours sont en train d’enterrer la promesse d’une amélioration des conditions d’existence en échange de la paix sociale, et annoncent plutôt un serrement de vis à tous les niveaux. En même temps, l’aliénation marchande et technologique a pénétré de manière bien plus profonde tous les rapports. Privés de sol stable par ces changements, les hypothèses insurrectionnelles du passé pourraient peut-être fournir des suggestions, mais ne peuvent pas remplacer l’indispensable effort de réflexion. Le passé peut bien sûr nous inspirer, mais il ne peut jamais servir de « modèle » ou de « recette ». Même si les perspectives qui s’ouvrent sont en grande partie inimaginables, il nous faut quand même faire l’effort de les imaginer.

 

Dans un monde où la température peut vite monter, il faut déjà commencer par se poser les bonnes questions. Si la conflictualité peut certes s’exprimer de différentes manières, si les tensions sociales peuvent emprunter des formes plus ou moins attrayantes qui se croisent, s’opposent ou se mêlent selon les contextes et l’évolution des transformations en cours, ce n’est pourtant qu’en y regardant de plus près, et de manière globale, qu’on pourra réélaborer des possibilités d’intervention anarchiste à la hauteur de ces situations. Que nous disent par exemple les émeutes de Londres l’année dernière, celles en France avant ou celles qui se produisent de plus en plus souvent, quoique de manière encore limitées, ailleurs ? Ou encore, que nous dit l’entrée en scène de mouvements de contestation dans certains pays suite à une détérioration rapide des conditions de survie ? Comment aussi repenser les potentialités insurrectionnelles de nos luttes spécifiques, celles qui dépendent de l’initiative anarchiste, à la lumière de ces autres aspects de la conflictualité ?

 

Les explosions de rage de ces dernières années ont souvent pris de nombreux compagnons au dépourvu en détonant à l’improviste et de manière dévastatrice avant de s’arrêter brusquement, ce qui ne veut pas dire d’un autre côté qu’elles ne peuvent pas aussi se multiplier dans les temps à venir. A moins d’accepter de rester spectateurs de ces émeutes ou de bricoler quelque chose sur le moment même, les anarchistes devraient au moins se poser quelques questions à l’avance s’ils veulent y contribuer. Par exemple, si l’explosion peut faire tâche d’huile, comment lui donner assez d’oxygène pour pousser plus loin la destruction, ou pour qu’elle puisse s’étendre à la fois dans le temps et dans l’espace ? Et si la destruction est nécessaire, mais qu’elle n’est pas réductible au seul montant des dégâts occasionnés, comment l’alimenter aussi de manière plus qualitative, en embrassant toujours plus d’aspects de la domination ? Enfin, comment y faire vivre quelque chose d’autre, un imaginaire qui aille au-delà du seul négatif, sans s’enliser dans l’illusion politique de la conscientisation ? On peut déjà se préparer en fonction des différentes hypothèses d’intervention qui découlent de ces questions, en prenant en compte qu’il n’y a pas seulement le pendant, mais aussi l’avant et l’après.

 

A côté de ce type d’émeutes, on peut également s’attendre à ce que des milliers, voire des millions de gens descendent dans la rue pour dire leur « non » ensemble, comme on l’a vu dans les premiers pays touchés par les mesures qui accompagnent les restructurations. C’est un « non » hétérogène qui n’exprime certes pas le désir d’un changement radical, mais plutôt la demande de préserver le statu quo antérieur. Aujourd’hui, au moment du démantèlement des restes de l’Etat social dans l’espace européen, au moment où la grippe financière des Etats augure une gestion plus drastique et une exploitation plus intense, c’est aussi toute une espérance progressiste qui s’écroule. Si on voit clairement que ces mouvements ont un pied dans l’intégration (dans leur recherche d’un nouveau compromis démocratique), et un pied dans la révolte, quelle intervention anarchiste peut-on envisager ? Sachant que des tentatives de radicalisation de l’intérieur nous plongeraient dans la logique du petit à petit, et si la question n’est pas d’accompagner ces mouvements d’une présence radicale, comment « approfondir le désordre » ? En quelque sorte, comment faire dérailler ces mouvements de leur voie réformiste pour tenter l’inconnu insurrectionnel ?

 

Dans les deux situations décrites plus haut, nous restons bien sûr « dépendants » d’événements extérieurs, même si y réfléchir et s’y préparer n’est jamais peine perdue. D’un autre côté, rien ne nous empêche aussi de prendre l’initiative en permanence. Celle-ci peut par exemple prendre la forme de luttes spécifiques, soit une hypothèse basée sur une certaine analyse du contexte social qui se focalise sur une structure particulière de la domination, comme par exemple un centre de rétention, le tracé d’un TGV, une ligne à haute tension, une prison, une usine d’armement,… Une telle hypothèse permet de développer une projectualité en reliant nos différentes activités entre elles, et en proposant à d’autres une méthodologie anarchiste pour lutter : l’attaque, l’auto-organisation et la conflictualité permanente. Cette projectualité peut tenter d’avancer vers une attaque partagée de la structure en question ou vers la multiplication d’attaques diffuses contre ce qui la fait exister, une hostilité sociale offensive, liée au contexte et à l’analyse de la structure. Si ces hypothèses ont été surtout pensées dans des contextes plus pacifiés, quel sens peuvent-elles prendre aujourd’hui, vu qu’en plus, les différentes aspects et structures de la domination sont toujours moins « partiels » ? Peut-on encore envisager la lutte spécifique comme quelque chose capable de s’étendre à la critique de la domination dans son ensemble au lieu de la limiter, et servant de « préparation » à des moments plus généralisés de révolte ? Enfin, dans un monde où l’aliénation a beaucoup progressé, la lutte spécifique ne permet-elle pas malgré tout de remettre quelques idées sur la table d’une manière cohérente ?

 

Dans une perspective insurrectionnelle, ce qu’on peut analyser ici séparément peut aussi être pensé ensemble. A titre d’hypothèse, on pourrait par exemple penser que la lutte spécifique (entendue dans ce cas comme l’offensive contre un aspect de la domination) ne serait plus « condamnée » à rester si spécifique, et que dans le cadre d’une hausse générale de la température, elle pourrait tendre à une remise en question de l’ensemble des rapports de domination. Mais si c’est le cas et que la question reste d’élargir la critique à la totalité, pourquoi choisir un aspect plutôt qu’un autre ? Et comment le dialogue fructueux entre ces luttes spécifiques avec une méthodologie anarchiste, et la généralisation d’émeutes ou les turbulences provoquées par un « non » aux restructurations, pourrait déboucher sur une rupture insurrectionnelle ?

 

Sans oublier que…

 

Dans l’ensemble de ces questionnements sur les hypothèses d’intervention, certains problèmes généraux demeurent. Citons notamment la question de la communication, c’est-à-dire la capacité à s’exprimer et à se comprendre, en mots comme en actes. La perte générale d’un autre langage que celui de la domination, faute d’espaces de luttes où cette communication pouvait être forgée, conjuguée à la pénétration rapide et profonde des technologies dans tous les aspects de la vie, l’a désormais transformée en balbutiements ininterrompus. Parmi les anarchistes aussi, il n’est alors pas surprenant de constater que les idées se diluent, deviennent des opinions qui à force d’approximations et de répétitions, finissent même par se transformer en lieux communs. Même les expériences de lutte ne sont plus « comprises », et deviennent de plus en plus souvent de simples informations à consommer virtuellement. Tout cela a pour conséquence un appauvrissement général des échanges, des sensibilités et de la réciprocité. Plus généralement, on a l’impression de vivre dans un présent perpétuel où les expériences passées deviennent des objets plutôt que des liens. Quels espaces de communication pourrait-on réouvrir, où il serait à nouveau possible de de discuter au sein de la conflictualité ?

 

Une vieille question qui reste également d’actualité parmi les anarchistes, est celle du comment s’organiser. Comment approfondir notre choix de s’organiser par affinités, et creuser l’informalité à partir de là ? Quelles manières de s’organiser dans un but spécifique peut-on imaginer aujourd’hui entre anarchistes et d’autres gens qui veulent se battre, de façon à ce que ces formes soient directement ancrées dans la conflictualité ? Quelles manières de s’organiser peut-on imaginer en fonction des différentes hypothèses d’intervention évoquées plus haut ?

 

Internationalisme

 

Enfin, il nous semble qu’il est possible d’effectuer des analyses et des hypothèses au niveau de « l’espace européen », et c’est d’ailleurs un des objectifs de cette rencontre. Bien entendu, nous n’entendons pas par là un bloc uniforme, mais un ensemble d’équilibres qui dépendent étroitement les uns des autres, un ensemble lui-même en interaction avec d’autres « espaces » (pensons simplement aux récents soulèvements de l’autre côté de la Méditerranée). Un tel contexte n’est pas non plus uniquement modelé par les seuls rapports économiques et politiques, qui reposent d’ailleurs toujours plus sur une acceptation passive que sur un consensus actif, mais est aussi un espace de conflictualités qui s’alimentent directement entre elles.

 

Si nous pouvons partager des hypothèses dans ce cadre, qui partent du général pour s’affiner vers chaque contexte, alors pourrait peut-être s’ouvrir un début de chemin qui se placerait à son tour dans une perspective internationaliste.